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Amours infidèles entre noirs et blancs, noirs et noirs, juifs ou musulmans

  Société, #

La lumière se rallume sur la scène des Trois Baudets. Aucun acteur ne revient pour l'ovation. En fait, sur scène, il n'y avait personne. Ou plutôt, il n'y avait pas de corps, que des voix. Nous sommes à l'écoute publique de la fiction sonore Les Traîtres d'Ilana Navaro. Pendant un peu moins d'une heure, on a entendu les histoires d'Antoinette, Félix, Brahim, Gülnaz, Elsa et Mathieu. Des jeunes gens qui voudraient aimer, mais c'est compliqué. Noirs, blancs, juifs, musulmans, ils sont partagés entre le désir de faire plaisir à leur famille et se marier dans leur communauté, et celui d'aimer celui ou celle qui leur plaît.

Aux commandes de cette ronde de l'amour, Ilana Navaro, elle-même franco-turque. En 2013, elle a réalisé Petits arrangements avec l'amour, un reportage sur les sites de rencontres communautaires. " J'avais recueilli énormément de témoignages, nous dit-elle à la terrasse d'un café. Mais au moment de tourner, 90 % des gens se sont désistés et ne voulaient plus être filmés. " Pour conjurer la frustration, Ilana Navaro se met à l'écriture d'une fiction sonore, inspirée de toutes ces histoires mais aussi de son parcours de juive turque dans un pays musulman. Elle voit la liberté que peut lui apporter la radio : les allers-retours dans le temps, les rêves, toutes ces choses propres à l'amour et à l'identité, c'est bien plus facile à exprimer avec le son qu'avec l'image. Pensée d'abord comme une série, la fiction, coécrite avec Silvain Gire, magnifiquement construite et illustrée par Samuel Hirsch, s'écoute d'une traite. Et c'est une véritable bombe, aussi joyeuse que critique.

Julie Kpéré, qui joue Antoinette, et Pascal Sangla, qui joue Mathieu, dans la fiction radio "Les Traîtres" d'Ilana Navaro, sur Arte radio Crédits : Arte

Ceux qui ouvrent la fiction, c'est Antoinette, jouée par Julie Kpéré, et Félix, interprété par Adama Diop. Antoinette et Félix se sont rencontrés sur un site communautaire pour noirs. Elle, psychanalyste d'origine africaine mais née en Savoie, n'a jamais couché avec un noir. Mariée à un blanc, Mathieu, elle a des enfants métisses. Lui, après une histoire impossible avec une Kurde, vit une période " Black Power " et a décidé que sa femme et ses enfants seront noirs. Ça, c'est la théorie.

 

En pratique, Félix et Antoinette sont au lit et Félix n'y arrive pas. Elle lui reproche de donner dans la caricature du black. Lui pense qu'elle se sert de lui pour vivre une expérience exotique et pour son métier de psy. S'engage une véritable dispute. Deux noirs qui s'accusent, d'être trop communautaire pour l'un, trop raciste pour l'autre. Ce débat est si rarement évoqué sur la place publique qu'un auditeur n'a pas compris qu'Antoinette était noire. Et pourtant, il résume parfaitement ce qui se joue chez beaucoup de noirs - Antillais ou Africains - en France aujourd'hui. Une tension entre la transparence - nous sommes tous Français, la couleur ne compte pas - et l'affirmation d'une différence.

Dans sa vraie vie, Julie Kpéré correspond plutôt au premier cas. Métisse - père ivoirien, mère française - l'actrice ne se pose pas de question sur son identité. " J'ai grandi à Paris, j'ai passé mes vacances dans le sud de la France, ma mère vient de là-bas. La plupart de mes amis sont blancs, mais je n'y fais pas gaffe. J'ai vraiment été intriguée par cette fiction. Je suis choquée que la question des origines puisse être aussi importante pour certaines personnes. "

Lyes Salem, qui joue le rôle de Brahim, et Karyll Elgrichi, qui joue Gülnaz dans la fiction radio "Les Traîtres", d'Ilana Navaro, sur Arte radio Crédits : Arte

Karyll Elgrichi - qui joue Gülnaz, la Kurde dans la fiction - connaît en revanche très bien ce genre d'histoires. Dans Les Traîtres, Gülnaz a quitté Félix sous la pression familiale et tente de trouver via un site de rencontre un musulman qui serait plutôt laïc. Son choix se porte sur Brahim, un Kabyle - les Kabyles étant réputés peu religieux et partageant avec les Kurdes l'expérience de l'oppression dans leur pays. Mais le jeune homme se rend bien compte que Gülnaz cherche un stéréotype qui conviendrait à ses parents, plutôt que l'amour. " Autour de moi, j'ai beaucoup entendu parler de ces histoires, confie Karyll Elgrichi. Ah oui, j'oubliais : dans la vraie vie, l'actrice est juive marocaine. Moi-même, je suis avec un catholique depuis dix ans. Et ma sœur est avec un Marocain musulman. Ça n'a pas été facile pour mes parents, mais ils ont fini par accepter. "

 

Après l'écoute publique, les trois actrices rejoignent Ilana Navaro et Silvain Gire sur scène. Le débat s'enclenche et arrive rapidement à la question des minorités en France sur fond de 11 janvier. C'est qui, les traîtres ? Pour Sylvain Gire, les traîtres dans la fiction d'Ilana Navaro sont ceux qui acceptent de se mettre leur famille à dos pour aimer qui ils veulent, même en dehors de leur communauté. Ilana Navaro avance une autre idée. Pour elle, née en Turquie et ayant passé une partie de sa vie aux Etats-Unis, la France est un pays qui ne reconnaît pas l'existence de ses minorités. " Les traîtres, c'est aussi ceux qui trahissent la République en décidant de rester dans leur communauté, explique-t-elle sur scène. On devrait pouvoir aimer et vivre comme on le souhaite, dans sa communauté ou dehors. "

Adama Diop, qui joue Félix, et Sarah Jane, qui joue Elsa, dans la fiction radio "Les Traîtres" d'Ilana Navaro sur Arte radio Crédits : Arte

Au milieu de la fiction, la séquence drolatique de l'aquarium - pépite de critique sociale - montre bien cette incohérence de l'Etat français qui pousse ses citoyens à se vivre comme identiques tout en s'octroyant la possibilité de les renvoyer à tout moment à leurs origines. Il s'agit du rêve de Mathieu, qui s'imagine coincé avec d'autres blancs dans un aquarium. S'ils veulent sortir de leur ghetto, les blancs doivent prouver à une inspectrice qu'ils ont des origines. Italiens ? Ce n'est plus une origine depuis les années 1950 ! répond-elle. Bretons ? Basques ? Ça ne va pas être possible.

 

Retour sur scène. Le public pose une dernière question sur les difficultés des actrices à trouver du travail. Ironique, Julie Kpéré se plaint qu'à la télévision, on lui propose exclusivement " des rôles d'infirmière et encore d'infirmière. Ah si ! Une fois, on m'a proposé de jouer l'assistante sociale ". Karyll Elgrichi, elle, en a eu marre qu'on lui demande de jouer " la flic beurette " dans les téléfilms. Alors ? " Heureusement, il y a le théâtre, poursuit-elle. Au théâtre, je peux être une des trois sœurs de Tchekov, je peux être qui je veux. " Et jouer vraiment, avec le masque de son personnage - et non son origine scotchée à la figure. C'est ce que ne parvient pas à faire la télévision française, empêtrée dans ses scénarios stéréotypés. C'est ce que réussit la fiction sonore d'Ilana Navaro. Donner à entendre des histoires d'amour et d'identité, des rêves et des traumatismes.

Débarrassés des clichés qu'on colle toujours à la peau de l'autre, on atteint le cœur de l'expérience humaine. Et tant pis si l'on se trompe et que l'on prête à une voix la mauvaise couleur. On écoutera une deuxième fois. Et on avancera dans la connaissance des différentes trajectoires qui font la France d'aujourd'hui.

Les Traîtres, une fiction d'Ilana Navaro. À partir du 26 mars sur arteradio.com



Source : www.lemonde.fr


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manu
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