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Château-d'Eau : les affaires emmêlées des coiffeurs afros

  Société, #

Ibrahima L. ouvre des yeux étonnés. Ce matin de janvier, cet homme grand et mince, cintré dans une veste noire à manchettes en cuir, doit répondre devant le tribunal des menaces de mort qu'il est accusé d'avoir lancées, le 16 septembre, devant le salon de coiffure New York Fashion, sis au 57, boulevard de Strasbourg, dans le X e arrondissement de Paris.

"Je vais te décapiter", aurait dit Ibrahima L. à Marilyne Poulain, chargée de l'immigration à la CGT. Il sera interpellé quelques jours plus tard, un gilet pare-balles et un couteau sur lui. Au tribunal, Ibrahima L. répète qu'il était simplement venu se faire coiffer et qu'il se méfiait des caméras présentes ce jour-là. "Vous, les Blancs, vous n'avez pas à vous occuper des affaires de Château-d'Eau", aurait-il ajouté.

"Traite d'être humain, rétribution inexistante"

Depuis les années 90, Château-d'Eau désigne moins la station de métro et la rue portant ce nom que le quartier saturé d'innombrables salons de coiffure et boutiques de cosmétiques afro, où déambulent jeunes filles, bobos et sapeurs ouest-africains.

Un court périmètre tenu par des grappes de rabatteurs qui haranguent le client (plus souvent la cliente), depuis le trottoir ou dès la sortie du métro, pour une coupe, des tresses ou une manucure à une dizaine d'euros négociables.

Derrière les vitrines éclairées au néon, des employés africains coupent les cheveux, des Asiatiques font les ongles, pendant que des caissiers comptent du cash et que des gérants veillent au grain.

C'est ce qui se passait au "57" avant que 18 de ses employés brisent l'omertà sur leurs conditions de travail et de recrutement.

Depuis le mois de mai, ils occupent leur triste boutique abandonnée, après avoir déposé plainte, en août, pour "traite d'être humain, travail dissimulé, soumission d'une personne vulnérable à des conditions de travail indignes, rétribution inexistante ou insuffisante et escroquerie". Derrière la porte barrée d'affiches de la CGT, fauteuils sales, ventilos poussiéreux et lampes mortes encombrent le local encore recouvert de photos kitsch.

Une immense fatigue se lit sur tous les visages. Mercredi, les dix-huit du "57", comme on les appelle désormais, recevront la visite et le soutien de Malaak Shabazz, la fille de Malcom X.

"Le salaire était de 400 euros maximum, et pour cette somme, il fallait un chiffre d'affaires de 1 000 euros chacun par mois, se souvient Aminata, jeune coiffeuse guinéenne, assise au rez-de-chaussée où on entend des souris couiner.

Parfois, on n'était pas payés du tout." Travail rémunéré à la tâche, journées aux horaires non définis, absence de sanitaires et de normes de sécurité, salariés non déclarés, sans titre de séjour ni de travail... "Du jamais vu" qui pourrait être qualifié de "traite", selon l'inspection du travail venue contrôler la boutique plusieurs fois. "Plus on met de temps à réagir, plus les responsables peuvent s'organiser pour disparaître", s'inquiète la syndicaliste Marilyne Poulain.

"Comment ils font pour être aussi solidaires entre eux ?" se demande Aminata, qui fut la première à protester. "Ils", ce sont les hommes de main, hommes de paille et patrons à l'arrière-plan, qui font tourner le business afro en laissant peu de traces. Un habitant résume amèrement : "Les salons de Château-d'Eau, tout le monde y trouve son compte. Ça marche comme un Etat néocolonial : des propriétaires blancs, des gérants noirs et des employés sans papiers."

Au sous-sol, le nez dans les dissolvants

Peu de temps après son arrivée en France, en 2012, Aminata se promène avec des copines à Château-d'Eau. Un inconnu lui propose un job. Il s'agit d'Ali D., gérant ivoirien du salon Supply Beauty, situé au 50, boulevard de Strasbourg.

Le deal est le suivant : Ali prend 60% sur le chiffre d'affaires journalier. Aminata a besoin d'argent. Coiffeuse ivoirienne, Fatou tombe sur le même homme et le même deal dans la rue. "C'était ma seule solution, raconte-t-elle. Il m'a fait croire que je pourrais avoir ma propre boutique : le rêve de toute une vie quand on fait ce métier en Afrique.

" En février 2014, sans salaire depuis deux mois, des employés du "50" se mettent en grève. C'est la première fois que les travailleurs des salons sortent de l'ombre. Entre-temps, le gérant a disparu. Le "50" ferme et des employés sont "transférés" au "57", jusqu'alors inoccupé.

C'est le moment où, toujours sur le boulevard, Nosa, Nigérian de 30 ans, rencontre Mohamed B. Celui-ci, cousin d'Ali D. et rabatteur de l'ancien salon, lui propose le deal du "60-40".

"Des Africains m'ont dit : "Va à Château-d'Eau, il y a du travail là-bas"", se souvient Nosa en enchaînant les clopes, serré dans son blouson de cuir. Pendant six mois, il travaille au sous-sol, sans fenêtre, le nez dans les dissolvants et parmi des gens qui ne parlent pas sa langue. Une stratégie efficace pour éviter les contacts entre employés, notamment entre Africains et Asiatiques.

Les dernières péripéties du "57" sont bien tortueuses. Elles montrent comment un salon se crée, se gère et se liquide dans des temps assez courts pour échapper à l'administration fiscale.

Le gérant de New York Fashion se nomme Walid D. depuis l'ouverture de la boutique, en décembre 2013. Ce Français d'origine jordanienne, titulaire d'un CAP coiffure, intervient régulièrement pour liquider des sociétés de Château-d'Eau, où se succèdent très rapidement différents gérants.

Les employés ne l'ont jamais vu : le gérant de fait est bien Mohamed B., mais ce dernier n'apparaît qu'en avril sur les papiers. Quand la colère des salariés commence à gronder, Walid D. redevient vite le gérant du "57".

C'est lui qui promet des contrats déclarés à l'inspection du travail, tout en disant qu'il ne connaît pas les employés. Début juin, accompagné de Mohamed B., il paye une partie des salaires avec 24 000 euros en liquide. Au même moment, la moitié des parts de Walid D. est cédée à un certain Abdu Djililou A., surnommé "Téo" à Château-d'Eau.

La semaine suivante, c'est au tour d'un autre Nigérian, Hervé Okou O., dit Vetcho, de reprendre la gérance... Jusqu'à ce que celui-ci et Walid D. annoncent aux salariés que la société a été liquidée et les somment de quitter les lieux. Il s'avérera que le bilan a été déposé dès le 15 juin, sans que les employés en soient avertis. Employés qui croiseront plusieurs fois dans le quartier Ibrahima L., l'homme au couteau du procès, en compagnie du même Vetcho...

Le bras tatoué de sa devise ("Ma vie est plus triste que drôle"), Alphonse était rabatteur et caissier du "50", puis du "57". Ce jeune Burkinabé a vu beaucoup de cash passer dans les mains de "Téo".

Gérant de plusieurs boutiques de cosmétiques, ce beau gosse nigérian aux joues scarifiées est aussi connu dans le quartier pour calmer le jeu en cas d'embrouille, faisant parfois l'intermédiaire avec la police. Au cours de son audition au commissariat, Nosa a mentionné son rôle dans le salon, "mais les policiers m'ont dit de ne parler que des gérants officiels" (1).

Pour les employés, l'argent récolté par Téo allait ensuite dans les mains de "Marcel","le big boss de Château-d'Eau", "le vrai patron du "57"" : Marcel C., Camerounais d'origine nigériane de 53 ans, gérant de nombreux salons dont les noms évoquent la religion (Jehova Elion, la Gloire de Marie, Jésus Cosmétiques), reconnaissable à son boubou blanc et à ses pieds nus.

"Tout le monde connaît Marcel ici, mais depuis tout ça, on le voit moins. Chez nous, on sait que quelqu'un habillé comme ça est important", explique Daniel, coiffeur nigérian. Le personnage, prédicateur de l'Eglise du christianisme céleste, un mouvement nigérian classé comme secte en France, n'est pas inconnu du commissariat du X e.

En 2012, deux coiffeuses travaillant dans sa boutique du 36, boulevard de Strasbourg ont déposé des mains courantes, l'accusant de violences et de menaces parce qu'elles refusaient de lui servir de prête-nom pour un de ses salons. Désormais sous antidépresseurs, les deux femmes ne travaillent plus et sont terrorisées à l'idée de parler.

Surveillance et intimidation

Téo et Marcel C. sont liés par la boutique du 36, boulevard de Strasbourg, le premier ayant liquidé la société que le second a reprise. Aujourd'hui, beaucoup pensent que l'un a trahi l'autre et qu'ils sont en concurrence.

Sous l'enseigne El Bethel Cosmétiques, ce salon est désormais géré par Marcel C., déclaré "société immobilière", mais ses murs lui sont loués par le groupe MGC (Marcel Georges Cohen), pionnier et leader des produits cosmétiques afro depuis les années 90. "Quand on loue un bien, on ne connaît pas forcément ses locataires", se défend Yohan Cohen, successeur de son père à la tête de l'entreprise, dénonçant la "concurrence déloyale" des salons se fournissant chez lui.

Beverley Abbou, gérant de boutiques de vêtements de luxe dans le Quartier latin et propriétaire du "57" occupé par les coiffeuses, se défausse de la même façon : "Soit les employés s'en vont, soit ils paient un loyer. Ils ont les mêmes devoirs que les autres", élude son avocat, M e Stéphane Haddad. En septembre, le tribunal a débouté Beverley Abbou de sa demande d'expulsion. Pour M e Camille Berlan, avocate de la CGT, "le propriétaire connaissait évidemment la situation.

Il a une grande responsabilité dans ce dossier, notamment sur la sécurité des employés". Bien avant la grève, la copropriété du "57" avait demandé des travaux de mise aux normes de sécurité à Beverley Abbou, ce qui ne fut jamais fait.

"On est tout seuls à Château-d'Eau, regrette Aminata la coiffeuse. Tout le quartier savait qu'on travaillait comme ça, puisque c'est la même chose pour les autres. En tant que sans-papiers, on ne sait pas où aller se plaindre.

Mais personne ne s'attendait à ce qu'on tienne comme ça." Huit mois après le début de leur combat, les employés du "57" vivent chichement de la solidarité, ne peuvent ni trouver du travail dans le quartier ni mettre le pied dans les salons voisins, dont les employés ne viennent d'ailleurs pas les voir.

Autour de la bouche de métro, la surveillance et les intimidations sont quotidiennes, même si les anciens gérants se font discrets. "Si je suis dans la rue ou dans le métro, je dois faire attention. Je ne sais pas qui est qui", raconte Daniel, qui recevait en octobre des SMS en anglais : "Je vais tuer tous les membres de ta famille si tu ne fais pas le nécessaire, fais attention !" "Je ne comprends plus notre vie, je deviens fou. On a tous peur parce qu'on a parlé", résume Nosa.

Pour l'instant, seuls quatre des dix-huit coiffeurs ont été régularisés. "Dans la rue, les gars disent que si la préfecture donne des papiers aux grévistes, elle devra les donner à tous les autres coiffeurs", rapporte Nosa. La nuit tombe sur le boulevard, les rabatteurs ne rabattent plus. Du travail dans les salons, il ne reste que des mèches de faux cheveux qui traînent dans le caniveau.

(1) Contactés par "Libération", ni Téo ni la police n'ont donné suite à notre demande d'entretien.


liberation.fr


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elsa
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