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Dopage : le crépuscule des dieux kényans

  Sport

 

Le Monde | * Mis à jour le | Par Bruno Meyerfeld (envoyé spécial à Iten (Kenya))

" Seigneur, sois fier de nos ­athlètes. ?" A Iten, c'est l'heure de la prière pour les marathoniens kényans. L'équipe s'envole le lendemain pour Pékin et les championnats du monde d'athlétisme, qui débutent samedi 22 août. Le gouverneur du comté d'Elgeyo-Marakwet a donc organisé un déjeuner d'adieux à l'hôtel d'altitude qui accueille les sept champions durant leur entraînement. Dans la salle à manger, la peinture n'est pas terminée, des traces de pinceau blanchâtres zèbrent le plafond d'où pendent des câbles électriques. Par la fenêtre, on perçoit la lumière qui se ­colore du rouge d'une piste en terre battue, sur laquelle défilent quelques motos et coureurs de passage.

Les athlètes sont invités à dire quelques mots. Ils se lèvent, bras croisés, déployant avec une timidité extrême leurs longues jambes musclées, murmurant leur " nom-prénom " sans un sourire, l'air perdu. Mark Korir, vainqueur du dernier Marathon de Paris, assis dos au mur, ose à peine se mettre debout. Helah Kiprop, victorieuse du Marathon de Séoul en 2014, prostrée sur sa chaise, prend des airs d'accusée et ses pieds magiques, dans de simples tongs blanches, semblent déjà vouloir s'échapper vers la sortie.

Le déjeuner a des allures crépusculaires. On nous avait prévenus : l'équipe ne parlera pas à la presse internationale. Dennis Kimetto, marathonien le plus ­rapide du monde, n'est même pas là. L'interview qui avait été prévue a été annulée au dernier moment. Le spectre du dopage a balayé les sourires. Il est dans toutes les têtes, si ce n'est dans les discours. Depuis les révélations de la chaîne de télévision allemande ARD et de l'hebdomadaire britannique Sunday Times, début août, l'athlétisme kényan est sur la défensive, droit dans ses baskets. Les deux médias ont eu accès à 12 359 tests sanguins, pratiqués entre 2001 et 2012 par la Fédération internationale d'athlétisme (IAAF). Sur plus de 5 000 athlètes contrôlés, plus de 800 ont donné des échantillons " anormaux ". Parmi eux, 18 Kényans.

Tabou

Le marathon, discipline reine des coureurs de la vallée du Rift, est au cœur de l'affaire. Veste de cuir grise sur les épaules, Wilson Kipsang, meneur et tête pensante de l'équipe, vainqueur des ­Marathons de Londres et de New York, ­accepte finalement de dire quelques mots. " Le scandale du dopage ne nous ­affecte pas du tout, soutient-il. Nous n'en parlons ­jamais. Nous avons une excellente équipe, la meilleure depuis longtemps, et nous ­allons remporter les Mondiaux. Les "révélations" ne sont que des rumeurs. D'ailleurs, le dopage est présent partout, et pas seulement au Kenya. "

5 h 45 du matin. Sur les hauteurs d'Iten, à 350 kilomètres au nord-ouest de la ­capitale, Nairobi, il fait encore nuit noire. A l'entrée du village, la pancarte " Bienvenue à Iten, le berceau des champions ", toute de rouge et de vert, qui ­enjambe la route principale, est à peine ­visible. Soudain surgissent des groupes d'une quarantaine de jeunes sportifs. Les phares des voitures font briller leurs baskets et joggings multicolores. Après quelques étirements, les marathoniens nocturnes se lancent à l'assaut des pistes, courant à larges foulées entre les podocarpus et les champs de maïs. Les coqs sont encore ­endormis.

Elijah fait partie de ces coureurs du ­petit matin. A 16 ans, il s'entraîne déjà pour les courses de longue distance, de 5 000 et 10 000 mètres. Comme tant d'autres, sa famille, très pauvre, habitant un village des alentours, l'a envoyé ici " pour devenir un champion ". Comme tant d'autres, il vit à Iten dans le petit quartier de Lillies. Dans cet endroit entre le village olympique et le bidonville, des hommes de la région se regroupent dans des maisonnettes en tôle, s'entraînent ensemble, partagent conseils et succès. " Ma famille m'envoie 100 shillings [à peine moins de 1 euro] par mois pour ­vivre ", explique Elijah. Pas de quoi s'acheter une seconde paire de baskets, alors que les siennes sont déjà bien trouées. " Je m'entraîne trois fois par jour, précise-t-il. Les pistes sont pleines de cailloux, ça n'est pas toujours facile... "

" Je n'ai jamais vu personne se doper, ­affirme Elijah, catégorique. D'ailleurs, c'est mauvais pour la santé et contraire aux valeurs du sport. A ceux qui y pensent, je dis : entraînez-vous davantage. " Pourtant, en trois ans, plus de 35 athlètes ­kényans, dont Rita Jeptoo, triple gagnante du Marathon de Boston, sont tombés du podium, radiés par l'IAAF ou suspendus par la fédération kényane.

C'est sur une route à l'écart du village, dans une voiture aux vitres teintées et fermées, protégée des regards par une palissade, que Peter Kibet, journaliste d'investigation spécialisé dans le dopage, donne rendez-vous. Un groupe de six coureurs passe à petite foulée, le front en sueur. " Sur les six, au moins un ou deux se dopent, commente Peter Kibet. Je pourrais même vous dire lesquels, rien qu'à leur manière de courir. "

" Je n'ai jamais cru que des athlètes puissent courir un marathon en seulement deux heures, enchaîne-t-il. Pour moi, c'est physiquement impossible. Un record du monde pouvait autrefois tenir dix ans. Mais depuis 2007, il a été brisé presque tous les deux ans, presque à chaque fois par des Kényans, alors que les conditions d'entraînement à Iten n'ont pas changé depuis les années 1980. " Les pistes de la région n'ont effectivement jamais été réellement aménagées, et sont parcourues par autant de vaches et de chèvres que de coureurs de fond. A l'inverse, l'injection d'érythropoïétine (EPO) est aujourd'hui à portée de main. " C'est très répandu, entre 30 et 40 % des athlètes ici se ­dopent ", estime Peter Kibet.

La demande est forte. " Au moins deux coureurs venaient me voir chaque jour pour demander de l'EPO ", confie Eunice, qui a travaillé dans un hôpital public à ­Eldoret, la cinquième ville du pays. Ils faisaient semblant d'avoir mal à l'estomac ou à la tête et restaient très vagues, afin d'être envoyés en examen au laboratoire, où ils trouvaient une oreille attentive... " En une demi-heure, pour quelques ­dizaines ou centaines d'euros, l'affaire est ­réglée. Et la course gagnée.

Terrain herbeux

A Iten, toutes les pistes mènent au stade Kamariny. Chaque jour, des centaines de coureurs viennent s'y entraîner par intervalles, alternant quasi-sprint, petite foulée et repos mérité, entre les moutons et face à un podium bleu ­défraîchi. Sur le terrain herbeux, au ­milieu de l'arène, on croise un petit homme aux joues rougies par le soleil, avec un pull en laine et une casquette sur le crâne. Né en 1949, Frère Colm O'Connell a débarqué dans la vallée du Rift il y a presque quarante ans. Ce missionnaire irlandais, devenu entraîneur, notamment de David Rudisha, champion olympique du 800 mètres aux Jeux de Londres en 2012, est la mémoire de l'athlétisme kényan, aujourd'hui ­menacé par le dopage.

" C'est terrible, mais la moindre performance hors du commun est maintenant perçue comme suspecte ", se désole celui que l'on surnomme " Bro Colm ". Ses jeunes athlètes allongent la foulée. Une minute pour un tour de 400 mètres. C'est bien. Trop ? " On ne peut pas ­contrôler tous leurs faits et gestes, admet le Frère. La vérité, c'est qu'on manque d'entraîneurs ici, c'est ça le vrai problème ! On est moins de cinq à Iten, tous étrangers. Il faudrait plus d'encadrement. Ces jeunes ­athlètes sont peu éduqués, ils viennent de ­villages très pauvres. Ils sont très vulnérables. "

Il fait nuit à nouveau, mais c'est le soir. Les derniers coureurs rentrent dans leurs baraques, quelques dizaines de kilomètres de plus sous les baskets. C'est l'heure à laquelle Ronald Kipchumba Rutto ­accepte une rencontre. L'athlète est inquiet et lance des regards de gauche à droite, sur les côtés et derrière lui. Il y a peu de temps encore, Rutto était l'un des grands espoirs de sa génération. " De 2004 à 2009, j'étais au top mondial, raconte-t-il. A Francfort, en 2010, j'ai couru le marathon en 2 heures et 9 minutes. Quand vous atteignez ce palier, en dessous de 2 h 10, l'argent rentre, les sponsors mettent la pression, et la fédération aussi. " Arrivé au sommet, Rutto craint alors que son ­niveau baisse. Il choisit de se doper. Contrôlé positif à l'EPO en 2012 après un marathon, il est ­suspendu deux ans.

Nécessité économique

" J'ai été convaincu par un ami, admet-il aujourd'hui. J'avais besoin d'argent pour ma famille, restée au village. Un ­marathon de niveau moyen, c'est 10 000 à 12 000 dollars [de 9 000 à 10 800 euros], sans compter les sponsors. " Rutto est ­devenu un paria. Son ­entraîneur l'a quitté, son manageur et ses amis aussi. " Ma femme est partie avec mon enfant, que je n'ai jamais revu. Personne ne veut plus m'employer ni me prêter d'argent ", constate-t-il. Il a dû retourner travailler aux champs. Des ­regrets ? Rutto rit. " Je me suis fait avoir. Je ne pensais pas être ­contrôlé. Mais je ne me sens pas coupable. Je devais nourrir ma famille. "

A l'approche des Mondiaux, les rues d'Eldoret sont décorées de posters d'athlétisme, retraçant les victoires passées et anticipant les médailles futures. Située à 35 kilomètres d'Iten, la ville de 300 000 habitants, surplombée par les grues et ombragée par les constructions nouvelles, affiche sa prospérité. Eldoret accueille en effet les officiels de la fédération, avec ses centres de soins et ses hôtels pour sportifs, et dispose surtout d'un aéroport international où atterrissent les athlètes, en route vers les hauteurs.

Représailles

C'est ici, dans les pharmacies de la ville, que la plupart des coureurs achètent leurs produits. Elias Makori ne l'ignore pas. Il est journaliste sportif au grand quotidien kényan The Nation depuis vingt ans, basé à Eldoret, avec ses ­bureaux installés à quelques pas de ces officines. " Mais je ne peux pas écrire là-dessus, reconnaît-il. Si on révèle un nom, ça peut se terminer en vendetta. On pourrait être tué ou kidnappé par une des familles de pharmaciens. Beaucoup de journalistes ont peur d'enquêter sur le sujet. "

Elias Makori avoue également craindre les représailles de la toute-puissante ­fédération nationale, Athletics Kenya (AK). Celle-ci a besoin de gagnants pour faire face à la concurrence croissante des coureurs éthiopiens et empêcher le ­départ ou la naturalisation des sportifs nationaux. L'ARD et le Sunday Times accusent ainsi les cadres d'AK de passer sous la ­table les résultats positifs à l'EPO sous la pression de Nike, sponsor officiel de l'athlétisme kényan. AK rejette les ­accusations en affirmant, au contraire, être " en première ligne " dans la lutte contre le dopage.

En avril, la fédération a ainsi suspendu pour une durée de six mois deux manageurs européens, l'Italien Federico Rosa et le Néerlandais Gerard Van de Veen, soupçonnés d'être impliqués dans ­le dopage de leurs athlètes. Mais, à Iten, la sanction est de pure forme. Van de Veen, par exemple, est toujours présent sur les hauts plateaux et ses athlètes courent les marathons du monde entier. " C'est juste de la com, insiste un Européen travaillant dans une compagnie de management d'athlètes à Eldoret et souhaitant garder l'anonymat. On tape sur les étrangers pour éviter à la fédération de se remettre en cause. La vérité, c'est que AK ne fait rien pour lutter contre le dopage. Cela fait trois ans qu'on parle, par exemple, d'un laboratoire à Nairobi pour analyser les prises de sang des athlètes, mais rien ne se passe. "

" Fierté nationale "

L'Agence mondiale antidopage semble vouloir reprendre la main. Début août, elle a lancé une enquête sur le cas ­kényan. L'IAAF a également annoncé, le 11 août, la suspension de 28 athlètes ayant participé à des championnats du monde en 2005 et 2007. Cela sera-t-il suffisant pour apaiser les esprits ?En ce 15 août, tout Iten fait silence. La ville est réunie au stade Kamariny, transformé en funérarium, pour rendre un dernier hommage au manageur sportif américain Zane Edward Branson, mort d'une attaque cardiaque le 25 juillet, à l'âge de 57 ans. L'archevêque de l'Eglise grecque orthodoxe de Nairobi est venu prononcer l'éloge funèbre. Comme un retour aux sources dans la tempête, il rappelle que la " fierté nationale " kényane a été inventée sur des chemins hellènes. Des entraîneurs, des officiels, des journalistes et des centaines de coureurs, connus ou non, en chaussures sombres ou en baskets colorées, sont venus dire adieu à Branson.

Ce natif de l'Ohio était connu pour sa proximité avec les athlètes, mais aussi pour son combat contre le dopage. Il a ainsi la réputation de ne pas avoir eu un contrôle positif en vingt-cinq ans de carrière. Est-ce une certaine idée de la compétition qu'on enterre ? Les hauts plateaux d'Iten ont certes perdu un des leurs, mais ils ne peuvent se passer d'athlétisme. Sur les tee-shirts noirs ­ornés de la photo du défunt que portent les athlètes à l'enterrement a été imprimée une phrase. Elle semble s'élever comme une ultime prière : " Pour voir un nouveau jour se lever nous ferons tout pour rester en vie ".

 



Source : www.lemonde.fr


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