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Le jazz éthiopien ne meurt jamais

  Musique, #

C'était il y a un an. Un dimanche matin, le téléphone du guitariste éthiopien Girum Mezmur vibre. Une voix essoufflée à l'autre bout du fil : " Allô Girum, Jazzamba, c'est fini. Il ne reste que des cendres... Les instruments sont aussi partis en fumée... " La batterie, les guitares, le saxophone, le masenqo, cet instrument dont l'unique corde est frottée par les chanteurs traditionnels que l'on appelle " azmaris " ont brûlé dans l'incendie.

En quatre ans, Jazzamba était devenu un club de jazz emblématique à Addis-Abeba. Une foule mélomane endimanchée se pressait chaque soir dans cette pièce cosy de l'hôtel Taytu, le plus ancien de la ville, que l'impératrice éponyme, la femme de Menelik II, avait fait construire au cœur de la capitale éthiopienne à la fin du XIX e siècle. " L'incendie a été un coup dur, confie Girum Mezmur, l'un des fondateurs. Mais notre histoire a prouvé que le jazz éthiopien est comme un phénix qui renaît de ses cendres... "

" J'ai réussi cette prouesse "

Comme dans les bars enfumés de La Nouvelle- Orléans des années 1920 ou sur les rives du fleuve Sénégal à Saint-Louis, le mot " jazz " a une consonance particulière dans l'ancienne Abyssinie, et surtout l'" éthio-jazz ", que l'Ethiopien Mulatu Astatké a inventé dans les années 1960.

" L'éthio-jazz est la fusion du jazz et des musiques traditionnelles de mon pays, explique-t-il à la terrasse d'un hôtel de la capitale. C'est un exercice périlleux de rassembler les gammes sophistiquées du jazz - à douze tons - et les gammes pentatoniques de la musique éthiopienne si l'on veut éviter de dénaturer leur beauté. Mais j'ai réussi cette prouesse il y a 53 ans, lorsque j'étais à New York. " Costume sombre, mouchoir de soie rouge glissé dans la poche, le septuagénaire n'a pas perdu une once d'élégance. " L'éthio-jazz, c'est unique, intemporel... ", dit-il à voix basse, un sourire redressant sa moustache poivre et sel.

Mulatu Astatké est l'un des rares musiciens éthiopiens de cette époque à avoir suivi une formation à l'étranger. D'abord au Royaume-Uni, puis à Boston au prestigieux Berklee College of Music où il est " le premier Africain " à étudier en 1958, précise le percussionniste avec fierté. Il y découvre les mélodies de légendes du jazz comme Miles Davis et Charly Parker et s'en inspire. Peu à peu, le jeune musicien se fait un nom, et embrase la scène yankee avec ses congas et son vibraphone, des instruments introuvables dans son pays. Mais il sait qu'à plus de 10 000 kilomètres, la capitale éthiopienne est en ébullition...

 

 

A Addis-Abeba, devenue le siège de l'Organisation de l'unité africaine, l'ancêtre de l' Union africaine, la frénésie musicale bat son plein. " Les années 1960 sont l'âge d'or de notre musique ", affirme Alèmayèhu Eshèté, dans un café situé à quelques pas du théâtre national où, enfant, il a appris la musique.

Le " James Brown éthiopien "

Le chanteur populaire, surnommé outre-Atlantique le " James Brown éthiopien ", se souvient avec nostalgie de ses années dans l'orchestre de police. A cette époque, seules les fanfares autorisées par l'empereur Haïlé Sélassié I er peuvent se produire sur scène. Le Négus veut rivaliser avec les orchestres de l'Occident, et s'entoure de musiciens européens à l'instar de l' Arm énien Nerses Nalbandian, le neveu du compositeur du premier hymne national éthiopien Kevork Nalbandian, qui fut l'un des pères de la musique moderne éthiopienne.

Ces mélodies empruntent à la pop, au groove, au funk et à la soul. Certaines sonorités rappellent les prêches dans les églises orthodoxes de ce peuple si dévot. Quand Mulatu Astatke, le seul ambassadeur d'une culture jazz inspirée d'ailleurs, décide de rentrer dans son pays natal en 1969, ses arrangements aux influences latino ne font pas l'unanimité. Mais petit à petit, le public éthiopien se familiarise avec les touches jazzy que les artistes ajoutent à leurs compositions, et qu'il découvre lors de concerts, comme celui de la légende Duke Ellington qui se produit sur scène à Addis-Abeba en 1973.

 

" Ces années fastes n'ont malheureusement pas duré ", regrette Alèmayèhu Eshèté. La chute de l'empire en 1974, précipitée par le coup d'Etat militaire du colonel Mengistu Haïlé Mariam, sonne le glas de la liberté artistique. Les orchestres sont démantelés. La vie nocturne doit composer avec les règles strictes de la dictature du " Derg ", à commencer par un couvre-feu permanent. Pendant dix-huit ans, la créativité se joue derrière les portes closes des troquets.

 

Pour oublier la morosité du jour, l'élite diplomatique se rend dans les hôtels luxueux la nuit, où elle doit rester confinée jusqu'au petit matin. " Nous étions des musiciens muets, poursuit Alèmayèhu Eshèté. Le comité de censure vérifiait la moindre parole. " Comme lui, certains artistes préfèrent l'exil. Ils ne reviendront qu'après le renversement du régime communiste en 1991.

Génération perdue

La vie nocturne reprend peu à peu ses droits mais seuls les ménestrels " azmaris " chantent leur désarroi passé, et improvisent sur leur liberté nouvelle. " Nous étions loin du bouillonnement du "Swinging Addis" qui a duré de la fin des années 1950 jusqu'à la chute de l'empire, regrette Francis Falceto, producteur et musicographe français. Il y a eu toute une génération perdue de musiciens post-Derg. Contrairement aux pionniers, ces artistes ne connaissaient pas la ferveur de la nuit et manquaient de créativité et d'ambition. "

Depuis 1998, Francis Falceto a produit vingt-neuf volumes de la compilation Ethiopiques, une collection du label Buda Musique qui a contribué au rayonnement international de grands artistes éthiopiens comme le saxophoniste Gétatchèw Mèkurya et le chanteur Mahmoud Ahmed.

Il faudra plusieurs années pour que s'amorce une lente renaissance de la scène jazz à Addis-Abeba. " Pendant dix ans, nous avons organisé des séances d'improvisation, des " bœufs", toutes les semaines, se souvient le guitariste Girum Mezmur. Au début, les salles étaient vides. Les gérants de bar étaient persuadés que le public ne pouvait apprécier un concert de musique instrumentale. Mais la dynamique s'est finalement enclenchée... "

 

" Ne pas vendre son âme aux managers d'hôtels "

Depuis l'incendie du Jazzamba, c'est dans les " lounges " et les hôtels de luxe que les " jazzbands " font salle comble presque tous les soirs de la semaine. Le lundi, dans le très hype Mama's Kitchen, où les classes moyennes et les expatriés sirotent des cocktails hors de prix en battant la mesure.

Le mercredi à l'African Jazz Village, le club que Mulatu Astatké a fondé en 2013. Le vendredi au Coffee House, le plus ancien club de jazz de la ville, où Girum Mezmur et ses acolytes du Addis Acoustic Project dépoussièrent les tubes d'artistes éthiopiens des années 1950 et 1960.

" C'est une chance inouïe de pouvoir redonner de la visibilité à notre jazz, mais il ne faut pas vendre son âme aux managers d'hôtels, tempère le pianiste Samuel Yirga, 30 ans. Si le concert n'affiche pas complet, ils peuvent vous demander de faire de la musique commerciale qui s'éloigne de la beauté et de l'idée même du jazz. "

 

Avant de signer avec le label de Peter Gabriel, le musicien prodige a appris les rudiments de la musique à l'école Yared à Addis-Abeba, du nom du saint qui aurait inventé la musique sacrée de l'église orthodoxe éthiopienne au VI e siècle. " Je ne cessais de me chamailler avec mes profs qui nous laissaient peu d'espace pour créer librement, en nous cantonnant à l'apprentissage de la musique classique ", poursuit l'artiste aux dreadlocks aplaties sous une casquette.

Retour aux racines

À Yared, le département jazz existe depuis seulement quatre ans. L'autre école réputée est hébergée dans une église protestante, où certains religieux regrettent qu'une musique " profane " résonne au cœur d'un lieu de prières. " Notre jazz est singulier parce qu'il est imprégné de notre musique et de notre culture, remarque Samuel Yirga. Mais pour le renouveler, nous devons oser la musique expérimentale ! "

Pour préserver l'héritage des grands noms du jazz éthiopien, Girum Mezmur et Henock Temesgen, un Ethiopien formé à Berklee, ont fondé en 2012 l'école gratuite Jazzamba qui compte une soixantaine d'élèves.

 

" Ils ne deviendront pas tous des musiciens de jazz, certains préféreront la pop ou le R & B, plus populaires chez les jeunes, concède Girum Mezmur. Mais un peu de ce jazz éthiopien unique sera présent dans leur musique grâce à notre enseignement. Préserver notre tradition n'est pas un privilège, c'est une responsabilité. "

De son côté, le père de l'éthio-jazz Mulatu Astatké mène des recherches à l'Institut de technologie du Massachusetts (MIT) pour explorer le potentiel des instruments traditionnels. Il veut notamment créer une version moderne du krar, une lyre à laquelle il souhaiterait ajouter des cordes. " Nous sous-estimons les racines africaines du jazz, qui viennent notamment de la musique de nos tribus. Ces dernières sont de véritables scientifiques, avance-t-il. Elles sont le passé mais aussi l'avenir du jazz éthiopien. Nous devons revenir à nos racines et les explorer si nous voulons lui donner un second souffle. "



Source : Le Monde.fr


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