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Le " made in Ethiopia " sur la voie du Bangladesh ?

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Dans la pénombre de l'arrière-salle du restaurant familial où sont entassées les cagettes de bières, Birhanu Gessesse* tire nerveusement sur sa barbiche. Il a prétexté un rendez-vous pour s'échapper de son usine. " Si j'ai du retard, je risque d'être licencié ", lâche-t-il avec un sourire pincé. Le trentenaire aux yeux noirs et aux dents tachées de brun fait partie des 4 500 employés de l'usine chinoise de chaussures Huajian basée à Dukem, à une trentaine de kilomètres d'Addis-Abeba. Il y a un an, Birhanu Gessesse a démissionné. " Je ne supportais plus les conditions de travail, les journées à rallonge ", confie-t-il. Mais, six mois plus tard, il a rechaussé ses rangers de cuir, enfilé son pantalon noir et son polo brodé de sinogrammes pour reprendre le chemin de l'usine chaque matin. " Je n'ai pas d'alternative, poursuit-il. Si je n'ai pas de revenus, je ne peux pas survivre. Je veux économiser de l'argent pour financer mon mariage et fonder une famille. "

Quand le groupe Huajian s'est installé en 2012 dans cette ville sans charme proche de la capitale, le gouvernement éthiopien n'avait qu'un mot à la bouche : " industrialisation ". Le patron chinois Zhang Huarong était prêt à investir des dizaines de millions de dollars et à créer 30 000 emplois sur dix ans. Chacun y trouvait son compte : la Chine profitait de la main-d'œuvre jeune et abondante de la deuxième puissance démographique de l' Afrique. L' Ethiopie trouvait un moyen de réduire le chômage et de faire rentrer, grâce aux exportations, des devises étrangères dont le pays manque cruellement.

" Mentalité industrielle "

" En quatre ans, nous sommes passés de deux à six chaînes de production, de 600 employés à 4 500. Nous avons apporté notre savoir-faire, notre mentalité industrielle et 55 millions de devises étrangères ", récite Nara Zhou, 28 ans, responsable des relations publiques de Huajian, le sourire figé et les cheveux noirs tirés en une queue-de-cheval stricte. Chaque année, Huajian fabrique exporte entre 1,5 et 2 millions de paires de chaussures pour femmes pour des marques comme Guess et Naturalizer.

Selon la Banque mondiale, la Chine devrait délocaliser 85 millions d'emplois industriels dans les prochaines années. L'implantation en Ethiopie était une évidence pour le groupe Huajian qui emploie 25 000 personnes à Dongguan dans le sud de la Chine. " De nombreux fabricants ont été obligés de quitter l'Asie à cause de l'augmentation des salaires et du prix des matières premières, explique Nara Zhou. L'Ethiopie possède le plus grand cheptel d'Afrique. Nous achetons 80 % de notre cuir dans les tanneries locales à moindre coût. " Chez Huajian comme dans la plupart des usines étrangères de textile et de cuir qui se sont implantées en Ethiopie, le salaire mensuelmoyen est d'environ 70 euros. Jusqu'à dix fois moins que dans l'usine du monde qu'était devenue la Chine.

Dans l'un des deux immenses hangars situés dans la " zone industrielle " de l'est de Dukem, des centaines d'ouvriers éthiopiens s'affairent à la découpe du cuir et au collage à la glu de semelles sous le regard de superviseurs chinois ou éthiopiens formés à Dongguan. Les Chinois ont importé des machines " made in China ", mais aussi le dogme communiste. La population éthiopienne, qui travaille à 80 % dans l'agriculture, n'était pas familière des méthodes industrielles de travail.

Réprimandes, coups et salaires amputés

" Nous savions que les Ethiopiens étaient moins productifs, mais nous les formons. Nous naissons tous sans connaissances. Puis nous apprenons et nous nous améliorons si nous faisons preuve de discipline ", lâche froidement Nara Zhou en jetant un regard sur les banderoles rouges qui prônent les bienfaits de la ponctualité et du travail acharné.

Dans l'usine flotte une odeur désagréable de colle, et le bruit des machines est assourdissant. Quelques rares ouvriers portent un masque de protection. Dawit Girma*, la petite vingtaine et les dreadlocks courtes, un embauchoir à la main, étire le cuir avec une pince pour le façonner en une ballerine qu'une cliente américaine chaussera. Il est à son poste depuis sept heures du matin et le quittera dans huit heures... officiellement. Le regard fuyant, il ne répond aux questions que lorsque l'employée chinoise chargée de faire la visite a tourné les talons aiguilles. " Nous travaillons dur, bien plus que les quarante-huit heures hebdomadaires ", souffle-t-il.

 

" Le salaire que nous touchons ne nous permet pas toujours de joindre les deux bouts ", confie une autre ouvrière, visiblement fatiguée, dont la tête est recouverte d'une étole aux couleurs vives. " Nous payons les heures supplémentaires, nous leur fournissons le transport et trois repas, et le salaire suffit à leur niveau de vie ", tranche-t-on chez Huajian.

Non loin de là, Birhanu Gessesse supervise la chaîne de production. " Quand nous faisons une erreur, les contremaîtres chinois n'hésitent pas à nous réprimander, a-t-il raconté plus tôt dans le restaurant familial. Au début, ils nous donnaient des coups lorsque nous n'étions pas assez rapides. " Après plusieurs plaintes d'ouvriers à la police, ils se " contentent " désormais de prélever de l'argent directement sur les salaires de ceux qui sont jugés les moins opiniâtres.

Conditions très avantageuses

Dans son bureau cloisonné d'où l'on entend le ronronnement des machines, le PDG de l'entreprise taïwanaise George Shoe, Opinder Kumar Kaul, un Indien d'une cinquantaine d'années au visage rond, ne tarit pas d'éloges sur les conditions très avantageuses que les autorités offrent aux investisseurs étrangers : " Des années d'exonérations fiscales, des exemptions de droits de douane sur les importations de matières premières et de matériel, une stabilité politique et sécuritaire, une main-d'œuvre jeune et peu militante ", énumère-t-il.

Son usine, en périphérie de la capitale, produit 800 à 2 500 chaussures par jour. George Shoe compte avoir sa propre tannerie courant 2016 pour exporter du cuir fini depuis Mojo, à 70 km d'Addis-Abeba, où se trouve le " port sec " de ce pays sans accès à la mer depuis l'indépendance de l' Erythrée en 1993. Dans quelques années, Mojo accueillera également l'un des nombreux parcs industriels que l'Ethiopie construit diligemment sur tout le territoire, où les prix des terrains, de l'eau et de l'électricité seront bradés pour les investisseurs.

 

Mais, pour Tanju Kavlakli, le directeur commercial d'Ayka Addis Textile, la filiale éthiopienne du groupe turc Ayka Textile qui s'est installé en 2006 en Ethiopie, le pays n'est pas encore l'eldorado attendu : " De nombreux obstacles ralentissent le développement de l'industrie. La bureaucratie, le manque d'infrastructures, les coupures fréquentes d'électricité, les délais de livraison trop longs à cause de la route qui nous relie à Djibouti, les matières premières de qualité médiocre. " Pour ses tee-shirts, leggings et pyjamas qui seront vendus chez l'allemand Tchibo et le français E.Leclerc entre autres, l'usine de textile importe du coton organique d' Inde.

" Notre industrie est encore embryonnaire, assure Tadesse Haile, ministre d'Etat à l'industrie, dans son bureau spacieux d'Addis-Abeba. Nous devons transformer notre économie essentiellement agricole et nous focaliser sur l'industrialisation qui va nous permettre de faire partie des pays à revenus intermédiaires d'ici à 2025. " C'est la priorité du deuxième plan quinquennal de croissance et de transformation (2015-2020), la feuille de route d'un gouvernement dirigiste qui suit à la lettre la vision de l'ancien premier ministre Meles Zenawi, décédé en 2012, qui avait l'obsession de la " renaissance " éthiopienne.

Un bureau à Addis-Abeba pour H&M

L'Ethiopie suscite l'intérêt : en 2014, elle a reçu 1,2 milliard de dollars (1 milliard d'euros) d'investissements directs étrangers. Mais les résultats dans l'industrie manufacturière ne sont pas encore satisfaisants, déplore le ministre. Elle ne représentait que 410 millions des 3 milliards d'exportations dans l'industrie en 2015. Alors il faut aller vite, et créer un environnement propice pour attirer des investissements massifs dans ce secteur.

Le géant suédois H&M a installé un bureau à Addis-Abeba pour garder un œil sur ce pays où il a commencé à délocaliser une partie de sa production. " Pour devenir plus compétitifs, nous devons maintenir des salaires bas, insiste Tadesse Haile. C'est d'ailleurs une donnée relative : je ne me sens pas particulièrement désavantagé alors que mon salaire de ministre ne doit pas atteindre le dixième de la rémunération de mon homologue kényan. Nous devons accepter ce que notre économie est en mesure de nous offrir et quand nous serons plus productifs, les salaires suivront. " D'ailleurs, le gouvernement est bien décidé à améliorer la productivité des travailleurs, assure-t-il. En témoigne le fleurissement de centres de formation dans les différents secteurs de l'industrie.

" Il n'y a pas de salaire minimum en Ethiopie, la rémunération varie en fonction de l'entreprise et c'est la porte ouverte à tous les abus ", explique Angesom Gebreyohannes de la Confédération des syndicats éthiopiens. Dans son bureau près de Meskel Square, où passe le tramway construit et financé par les Chinois, les ouvriers du textile et du cuir défilent pour se plaindre de conditions de travail parfois épouvantables dans certaines usines étrangères. Mais M. Gebreyohannes refuse d'en attribuer la responsabilité au gouvernement, parfois accusé de laxisme. " Des lois, un Code du travail existent. Les ouvriers doivent se les approprier et emmener leurs employeurs devant la justice ", soutient-il.

 

En janvier 2015, les ouvriers de l'usine turque Ayka Addis Textile ont fait grève et obtenu une augmentation de 25 % de leurs salaires. Plus d'un tiers d'entre eux sont désormais syndiqués. Chez Huajian et George Shoe, les syndicats n'existent pas. " La croissance rapide de l'industrie éthiopienne doit se faire sur une base durable, pointe un rapport de 2014 du mouvement apolitique Solidaridad. Sans des améliorations des pratiques de production, les risques de dégâts humanitaires et environnementaux vont croître de manière exponentielle tandis qu'augmente la production (...) Pour que l'industrie textile tienne ses promesses, l'Ethiopie doit apprendre des erreurs commises au Bangladesh. " Le monde entier se souvient encore de la catastrophe industrielle du Rana Plaza qui avait coûté la vie à plus d'un millier d'ouvriers bangladais du textile en avril 2013.

Huajian prévoit d'investir 400 millions de dollars supplémentaires pour construire un parc industriel sur 138 hectares qui devrait créer jusqu'à 50 000 emplois et apporter 10 milliards de devises étrangères dans les sept prochaines années, rapporte Nara Zhou,le responsable des relations publiques du fabricant de chaussures. A quelques dizaines de mètres de l'usine chinoise, des habitants se plaignent déjà de démangeaisons et de plaques sur la peau. Les déchets de l'usine sont rejetés dans la rivière où les familles viennent chercher de l'eau. A qui la faute ? " China, China ", comme disent les Ethiopiens quand ils apostrophent les étrangers croisés au détour des rues défoncées de Dukem.


*Les prénoms et noms ont été modifiés.



Source : Le Monde.fr


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Estelle
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