Devenez publicateur / Créez votre blog


 

Les " Français d'outremer " des minorités visibles rendues invisibles

  Société, #

 

Par Juliette Sméralda *

II - Historiogenèse des discriminations

 

 

 

 

    Des citoyens spécifiques : minorités à la fois visibles et invisibles

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c'est du principe d'égalité qu'émane le refus de reconnaître l'existence des discriminations dont souffrent les Français d'outre-mer. L'ancienneté de leur citoyenneté les place, théoriquement, dans une situation d'égalité de droits et de devoirs avec les Français. Ils ne peuvent donc prétendre à une place à part. Le refus public de reconnaître les discriminations dont ils souffrent fait d'eux des citoyens invisibles. Leur quotidien devient celui d'une minorité invisible.

Dans ce qu'il nomme " le racisme institutionnalisé ", Max Weber, se référant à l'exemple des Américains Noirs, souligne l'importance du rôle de l'appartenance raciale pour comprendre les enjeux sociaux. Le fait, explique-t-il " que le rapport spécial précède les traits physiques symbolisant une infériorité ou supériorité ne veut pas dire que ces traits, à leur tour, restent sans effet sur le rapport social. " " Dans une société où les différences sociales sont pensées en termes de race, le statut social d'un individu est inévitablement influencé par son apparence phénotypique " (Winter, 2004, p. 46)

La notion de minorité visible, utilisée à l'endroit des Antillais, découle de la même construction symbolique qui intègre (subtilement) leur différence ethnoraciale. Leur " visibilité sociale (est) plus forte ", écrit Claude Clanet (1985, vol. 2, p. 730), évoquant l'Africain, figure à laquelle est spontanément renvoyé l'Antillais de l'Hexagone. Si bien que les problématiques liées aux relations interculturelles asymétriques dans les régions ultrapériphériques de la France absorbent tous les champs des problématiques sociales et politiques qui entretiennent un lien avec " l'homme marginal " de Robert Ezra Park, avec " l'étranger " de Georg Simmel ou encore avec les manifestations du racisme ordinaire...

Regardés comme occupant la position de " citoyens illégitimes "[1], leur communauté de statut juridico-administrative ne favorise pas spontanément les rapprochements des Antillais avec les Français. Il y aurait d'un côté un refus (le racisme des Français) et de l'autre, la méfiance des Antillais. Ces relations restent traversées par une sorte de malaise de part et d'autre, que chacun " fait semblant " d'ignorer.

Selon Leiris (1974), " les Antillais en veulent aux " métropolitains " de ne pas connaître leur histoire et de leur prêter toutes sortes de complexes (d'infériorité...), parce qu'ils refusent de prendre en compte la charge de l'histoire et celle des relations raciales historiques de ces pays. Ils pèchent donc par ignorance, tout en ayant le sentiment de comprendre la situation qui résulte d'une posture totalement ad hoc, qui ne s'alimente à aucune source historique, sociale et politique. Dans le domaine de l'éducation nationale, cette posture a des retombées parfois dramatiques : les différences culturelles, que les " métros " mettent en avant lorsqu'il s'agit de juger les Antillais, ne sont pas prises en considération dans le rapport qu'ils ont à leur culture et qu'ils imposent aux Antillais. Le plus petit exemple est leur accent pointu ou parfois très régional (Marseille, Sud de la France), que les enfants des campagnes antillaises notamment ont beaucoup de mal à comprendre. "

 

 

 

 

    Les nouveaux habits de la domination : la construction de la visibilité/invisibilité des mélanodermes

Les stratégies mises en place pour refuser à nombre de mélanodermes d'occuper des postes auxquels ils peuvent prétendre par leur formation est un phénomène actif dans leur refoulement à des positions inférieures dans la société, car, pour vivre, ils sont obligés d'accepter des emplois sous-qualifiés et sous-payés. Lorsqu'ils refusent de tels compromis, ils sont relégués au ban de la société par le chômage qui les touche les premiers... Malgré de solides formations, nombre d'Antillais continuent à être contraints de " prendre " ce qui se présente, soit des emplois " alimentaires " - auxquels ils ne prennent aucun plaisir -, dans l'espoir souvent vain que le provisoire ne deviendra pas définitif. Ils se voient à terme cantonnés dans les fonctions les plus disqualifiées, les plus monotones et les moins stimulantes d'un point de vue intellectuel, et les plus précaires aujourd'hui. Ces fonctions, circonscrites à la sphère de l'exécution, sont sans avenir, car plafonnées et faiblement rémunérées.

C'est donc par les discriminations que se construit la visibilité de l'Antillais à l'embauche, dans les emplois sans qualification, disqualifiés, sans avenir en termes de carrière... En lui barrant l'accès aux emplois offrant une perspective de salaire, de carrière et de prestige, la discrimination à l'emploi construit le Noir en tant que ressortissant d'une engeance inférieure - ce que faisant, elle construit le Blanc en engeance supérieure. Une fois cet objectif atteint par la discrimination raciale et les discriminations à l'emploi et au logement, il ne reste plus qu'à proclamer son incompétence sociale, culturelle, économique... Le travail participe donc de manière décisive à la construction de l'identité des Antillais.

Lorsqu'ils ne sont pas à des postes qui construisent leur visibilité de groupe stigmatisé et dévalorisé, nombre d'Antillais sont à des postes qui cultivent leur invisibilité. Ils sont en effet concentrés dans des secteurs et des catégories socioprofessionnelles moins diversifiées que celles occupées par les Français de souche. L'illustration la plus parfaite en étant leur concentration observée dans les secteurs du care (hôpitaux, soins, professions paramédicales, éducateurs spécialisés, animateurs en milieu d'échec social ou scolaire ...). Ce sont des métiers qui font appel à leur sens du dévouement, à leur disponibilité, à leur aptitude à gérer des tâches domestiques, mais ils sont peu en vue (assignés à la sphère du privé), sont mal rétribués et offrent très peu de perspectives de promotion en termes de carrière, comme le montre le cas des Antillais qui occupent depuis trente ans le même poste dans certaines administrations, vissés aux plus bas échelons.

Les nombreuses différences de traitement qui s'observent entre citoyens de souche et citoyens d'adoption sont souvent sous-tendues par des considérations politiques, qui se substituent à l'application pure et simple de la règle de droit. En conséquence, " l'outre-mer " reste le parent pauvre d'une République qui pâtit de différences de rémunération et de garanties sociales : SMIC inférieur ; prestations familiales et sociales inférieures à celles de la France - la comparaison avec le traitement réservé à la Corse permet de mettre en exergue les différences de traitements dont les Ultramarins sont l'objet. Ce qui fait dire à Patrick Karam (2004, p. 37 et 44) que " La France ne respecte pas ses propres règles et viole ses obligations juridiques et morales envers ses citoyens ultramarins ", en pratiquant une égalité à géométrie variable.

 

 

 

 

    Ni étrangers, ni immigrés, ni Français ou tout cela à la fois ?

L'on ne peut pas comprendre les formes d'exclusion que connaissent les ressortissants antillais " dans l'Hexagone ", et dans leurs régions propres, sans faire appel à l'histoire des relations d'assujettissement que la France entretient avec ses (post)colonies. Les séquelles historiques des deux institutions étatiques qu'étaient l'Exclusif et le Code Noir ont empreint toutes les relations politiques, économiques et sociales que la France a continué d'entretenir avec " ses possessions ", à l'avènement de la départementalisation, en mars 1946. Ces relations sont partie de la structure de l'identité sociale des peuples antillais.

Lorsqu'il est fait état de discrimination dans le cadre des relations France/outre-mer, l'on évoque rarement et sérieusement les effets concrets de cette situation ; ses causes profondes. Au contraire, les problèmes sont traités en surface, comme s'il fallait détourner le regard de leurs causes réelles. La sphère économique reste peu observée, les discriminants ne sont pas dévoilés, les monopoles ne sont pas mis en cause... Or, on ne peut comprendre la question épineuse des discriminations sans prendre en compte le contexte global dans lequel celles-ci s'exercent. Autrement dit, le fait d'isoler cette problématique de toute autre dimension s'inscrit en rupture avec l'un des principes fondamentaux avalisés par la démarche des sciences sociales : la contextualisation, qui ne peut se restreindre à un argumentaire de type purement social.

Cette situation entretient un lien avec le fait que les problèmes liés aux discriminations dans les pays européens font très peu l'objet d'une sociologie historique comparée. Les études les concernant sont généralement non-comparatives, voire non-historiques. La complexité du lien qu'entretiennent ces discriminations avec l'esclavage et la colonisation, dans le cas des Antillais, explique sans doute la gêne que provoque leur étude, ainsi que leur modalité déshistoricisée et non comparative. Or, le choix d'analyser des détails de l'histoire - relations raciales comprises - autrement qu'en tant que " totalité " est arbitraire. Comment comprendre autrement le sens des discriminations qui frappent les Antillais sans procéder à une analyse comparative et historique de leurs différentes formes et de leurs différentes victimes ?

Tirailleurs Africains

 

 

 

 

    Les déterminants racisés des discriminations

Pour caractériser l'une des manifestations les plus extrêmes de l'exclusion des Antillais en France et dans leurs localités de provenance, l'une des deux formes de racisme convoquées par Pierre-André Taguieff - à savoir le racisme d'inclusion et d'exploitation/domination, l'autre forme étant le racisme d'exclusion et d'extermination - est tout à fait appropriée (1989). Comme l'explique Etienne Balibar (1998, p. 178), il s'agit d'un " racisme biologique qui consiste à naturaliser des classifications inégalitaires de l'espèce humaine. C'est un racisme étroitement lié aux stratégies de surexploitation (colonialisme et esclavage). " Ce racisme, nourri par une théorie conflictualiste implicite des cultures, a affecté la vision qu'avaient les Antillais de leur appartenance à la nation française. Se heurtant au quotidien à la barrière de ce que Philippe Bataille (1998, p. 160) appelle " l'ethnicité imposée " - à savoir une attitude qui construit " l'ethnicité de l'autre, bien souvent de façon déformée et arbitraire, afin de mieux asseoir une volonté de fermeture démocratique des expressions de la différence culturelle ", les Français d'adoption que sont les Antillais ont compris qu'ils sont confrontés à une situation qui dépasse les seuls préjugés sociaux qui pèsent sur leur groupe...

Weber analyse avec profit " les conséquences d'une 'idéologie raciste' qui renforce la mise à l'écart d'un groupe social une fois que les traits physiques ont une connotation précise, à savoir la 'valeur' sociale de leurs porteurs. Ce ne sont pas les traits physiques 'objectifs' qui déterminent la place de l'individu dans la société. Il s'agit plutôt des rapports de domination institutionnalisés qui déterminent en grande partie le statut d'un individu ou des groupes dans la hiérarchie sociale. Dans ce sens, pour Max Weber, les institutions sociales constituent dans leur particularité les 'règles du jeu' suivant lesquelles s'oriente la hiérarchisation des groupes 'raciaux'. Comme leur existence assure à certains groupes de s'imposer[2], Weber note que l'idéologie raciste établit elle-même un lien de causalité entre l'appartenance raciale et les 'destins de vie' individuels. " (Elke Winter, 2004, p. 46). Par le concept de " rapports sociaux et institutions sociales ", plutôt que celui de " société ", Weber inclut dans son analyse du social l'ensemble des actions des acteurs sociaux. Ce concept permet de dévoiler les intérêts qui se cachent derrière les structures sociales prétendument " impersonnelles ", et d'identifier les acteursclefs (Winter, 2004, p. 46, note 19). Les structures sociales objectives jouent donc un rôle central dans l'exclusion des Antillais ...

 

 

 

 

    Les déterminants clanesques des discriminations

Pour sortir la question des discriminations des seuls présupposés raciques, l'on peut convoquer l'analyse de Norbert Elias, (1991, p. 235-37) qui réfère à la priorité ou à la préférence accordée aux membres du clan, qui sont servis avant tous les autres. Il s'agirait là d'une sorte de survivance de la mentalité préétatique chez les peuples des sociétés industrielles. Cette survivance aurait échappé au processus d'intégration du " nous " au " je ". Le rôle de l'Etat dans l'intégration de la personnalité ne serait donc pas linéaire, puisqu'il semble que des sphères de ce fonctionnement lui échappent.

La discrimination pourrait ici s'appréhender en tant que résidu d'un esprit tribal plutôt qu'en tant que comportement raciste. En effet, dans La société des individus (Elias, 1991, p. 276), il apparaît que les conditions naturelles et sociales qui ont déterminé leur structuration sociale ont disparu depuis longtemps, mais dans la personnalité des Français façonnée par l'habitus social, la structure sociale disparue subsisterait et se perpétuerait par la pression de l'opinion publique qui s'exerce à l'intérieur de ces sociétés, et par les méthodes d'éducation qui la transmettraient de génération en génération. Dans ce cas, l'on serait en présence d'une fossilisation de l'habitus social.

Cet ordre de phénomènes s'avère être l'une des répercussions de l'effet de retardement : des fragments de l'habitus et des usages traditionnels se perpétuent de la sorte. Face à la nécessité d'intégrer d'autres populations dans la sphère du travail, l'habitus traditionnel français se serait remis à jouer son rôle de protection du clan contre les " envahisseurs ". L'intégration au niveau de l'État n'aurait pas réussi à effacer toutes traces d'intégration et d'identité du nous, telles que celles-ci se présentent au niveau du clan ou de la tribu. On a donc tort de considérer que les sociétés à État auraient éradiqué toute forme d'habitus social liée à l'existence de réminiscences tribales en leur sein.

" Comparé à l'évolution relativement rapide de la poussée d'intégration, le rythme du changement correspondant dans l'habitus social des Français est très lent. Les structures sociales de la personnalité des individus et en particulier les images du " je "et du " nous " à l'intérieur de ces structures sont relativement résistantes et tenaces. Elles s'opposent aux multiples innovations qu'apporte le passage d'un niveau d'intégration à un autre. " (Elias, 1991, p. 278).

 

 

 

 

    Des relations asymétriques entre nationaux et Antillais

La loi sur la départementalisation n'a pas été conçue comme une simple réforme administrative : les Antillais auraient attendu d'être assimilés à des Français par ce " tremplin ". Mais cette loi fut accueillie avec hostilité par les descendants de colons et les entrepreneurs français, parce qu'elle les contraignait à verser des salaires plus élevés aux travailleurs, et à payer des frais sociaux. De son côté, la bourgeoisie antillaise a vu dans la départementalisation le prétexte d'envoi de fonctionnaires sur place, qui l'éliminaient des postes de commande.

La réglementation des avantages matériels accordés par l'État à ses agents venus de France[3], censée s'appliquer sans distinction d'origine, et prendre en compte le lieu de titularisation des fonctionnaires mutés dans l'intérêt du service - fonctionnaires venant d'une distance supérieure à 3000 km - est apparue très tôt comme avantageant les seuls Français de souche, et discriminatoire de ce fait. Un tel système faisait de ces fonctionnaires une catégorie supérieure à celle des locaux (Leiris, 1974, p. 184). Ces avantages sont aujourd'hui plus réduits, du fait des luttes pour l'égalité des traitements menées par les différents courants syndicaux présents dans la fonction publique notamment.

Par son positionnement dans les " sociétés ultramarines ", la France sert son projet d'assurer son rayonnement dans le monde. Ce sont les Français de souche qu'elle charge de la représenter dans cette " opération ". Les personnels d'encadrement administratif sont donc exclusivement blancs. Pour qu'ils accomplissent leurs tâches aux postes de commande dans de bonnes conditions, des facilités leur sont offertes. De par le principe d'autonomisation de chacune des sphères entériné par la fonction publique, qui fait dépendre les fonctionnaires français de la seule mère patrie, ces personnels choisis par la France sans consulter les élus locaux n'ont pas d'interférence directe avec les intérêts locaux. Ils ne craignent d'ailleurs aucune sanction éventuelle pour cause d'incompétence de la part des Antillais. Ce pouvoir et cette situation rendent les sociétés ultrapériphériques vraiment bicéphales, non interdépendantes dans le sens Francais/ressortissants des DOM, mais dépendantes dans le sens ressortissants des DOM/Français : les seconds administrant unilatéralement les premiers. Ici, en l'occurrence, la pérennité du terme " métropole " pour évoquer la France, omniprésent dans le vocabulaire des Français comme des Antillais (alors que le terme de " colonie " en est évacué), rend bien compte de l'existence de liens de subordination dont on tente de rationaliser le mode d'expression, pour établir de la cohérence entre la désignation de " départements d'outre-mer " qui est censée traduire une évolution statutaire (de " colonies " à " départements "), et le maintien de liens " coloniaux " que le camouflage verbal ne parvient pas à éclipser.

Sur un autre plan, alors que l'établissement de statistiques ethniques est officiellement prohibé, suivant un principe républicain, une quantification de " l'immigration antillaise en France " est bel et bien réalisée, puisque les chiffres en sont régulièrement publiés par l'INSEE, alors que rien de tel n'est publié concernant les Français de souche installés dans les " RU "[4]. Pour ces derniers, il est considéré qu'il n'est pas aisé d'établir les statistiques de leurs mouvements " migratoires "[5], à cause de leurs très nombreux déplacements. L'argument qui prime en l'occurrence est celui d'absence de frontières entre la France et ses " RU " - conception qui ne vaut donc que pour les seuls Français de souche, puisque les Antillais en France sont officiellement dénombrés. De toute évidence, il y a une réticence de la part de la France à divulguer le nombre de ses citoyens de souche résidant dans " ses outremers ". Voici cependant quelques chiffres[6] relatifs aux migrations des ressortissants des " RU " vers la France :

 

 

 

 

    • Selon le recensement de 1990, 316 102 " Ultramarins " vivaient en France, hors les naissances, contre 269 112 en 1982 ; 156 725 en 1975 ; 82 092 en 1968 et 20 660 en 1954.
    • En pourcentage, pour la période allant de 1968 à 1975, l'effectif des migrants a augmenté de 91%, contre 72% entre 1975 et 1982, et 17% de 1982 à 1990.

Carte de l'empire colonial français

L'INSEE fait état d'" originaires de Martinique[7] vivant en métropole " (soit une centaine de mille)

Les chiffres concernant les Français pour l'an 2000 ne sont jamais détaillés ; ce qui aurait pu donner une idée statistique plus objective des phénomènes de déplacement observés de la France vers les " RU ". Les évaluations faites du solde migratoire des entrées-sorties des Français vers la Martinique par exemple sont en forte progression depuis 1974. Elles font état de 40 000 personnes, soit environ 1/10 ème d'une population estimée à environ 400 000 personnes, résidant en Martinique. Le nombre des Français installés en Martinique évolue donc plus vite que le peuplement naturel de la Martinique. Au début des années 1900, l'évaluation pour la même population était de 2%. Ce transfert de population opère manifestement depuis les années 40, celles qui ont donc suivi la départementalisation, et se renforce au moment où était organisé l'exode des jeunes Antillais vers la France. Ce mouvement d'échange de population continue son œuvre inexorablement.

 

Dans un rapport[8], Martine Aubry, ministre de la solidarité en 1997, constate (p. 53) que " Les métropolitains ont plus souvent un emploi que les natifs dans les DOM ". De fait, cette population ne connaît pas le chômage puisqu'elle est constituée dans sa majorité de fonctionnaires en service (école, justice, armée, police, gendarmerie, gestion économique, banques, haute administration, et administrations...). Quant aux emplois créés dans les DOM, entre 1982 et 1990, l'ancienne ministre constate qu'ils sont occupés pour 25% en Martinique et en Guadeloupe par des " personnes nées en métropole ". Elle reconnaît également qu'à niveau de qualification égal, les Antillais trouvent plus difficilement du travail que les Français de souche, et cela dans les DOM mêmes (p. 56), puisqu'elle constate que " Les métropolitains sont plus favorisés (dans les DOM) qu'en métropole et que les natifs des DOM sont défavorisés dans les DOM et en métropole " (p. 58).

En France, alors que la tendance est à barrer l'accès des administrations aux originaires des DOM, pour la raison que le coût de leurs congés payés est trop élevé pour les administrations qui s'avisent de les embaucher, l'expatriation des Français est soutenue, leur mutation facilitée par leur rattachement à des avantages matériels[9], dont ne bénéficient pas les Antillais. D'ailleurs, de manière générale, les " métropolitains " sont perçus comme des " chasseurs de primes ". De fait, ils occupent dans les RU une position de classe économiquement, racialement et culturellement dominante[10], alors que les Antillais, sur le continent ou dans les DOM, sont largement sous-employés à diplôme égal[11].

Aux yeux des Antillais, les Français sont des concurrents directs dans les organismes d'Etat comme dans le secteur privé[12].

Le corpus de tous les discours produits sur le social, sur le politique, sur l'universel, sur les phénomènes de discrimination, sur l'interculturalité, sur les relations intergroupes, etc., évacue les considérations économiques, privant le débat social d'une explication directement causale des inégalités, de leurs soubassements économiques et de leur permanence structurelle. La relégation de cette dimension, pourtant fondamentale, des cultures occidentales structurées par l'économie capitaliste, donne le sentiment qu'il s'agit d'une facette honteuse de la vie des sociétés " démocratiques " ; comme si, implicitement, l'on était intimement convaincu que l'esprit de la République, l'universalisme et la démocratie étaient incompatibles avec l'esprit de l'économie capitaliste et que, celui-ci éclaboussant celui-là, il fallait le maintenir dans la sphère de l'invisible et de l'inaudible. Pour reprendre l'explication de Cornélius Castoriadis (1975, p. 244-45), il y a une antinomie de l'application rétroactive des catégories de " projection en arrière " de notre façon de saisir le monde....

Ce phénomène explique qu'aucune relation directe ne soit établie entre les discriminations, leurs causes profondes et leurs effets (entre autres : celui de garder les richesses produites au sein d'un seul groupe).

Dans les sociétés capitalistes occidentales, il y a eu une autonomisation des différentes sphères de la vie sociale et une détermination du pouvoir par l'économie. C'est par l'une de ses opérationnalisations - la bureaucratie - que l'on saisit au mieux l'articulation des discriminations et l'organisation économique de la société, à l'investissement fantasmatique d'une matière (valorisation de la race) que l'imaginaire national force à entrer dans le moule rationaliste, pour réunir le même au même. La rationalité et son incorporation dans la bureaucratie ignorent donc les fondements généreux mais abstraits de la démocratie fondée sur un universalisme non moins abstrait : ces principes 'évoluent' dans un univers de symboles qui ne représentent ni ne fondent le réel, et qui ne sont pas nécessaires pour le penser ou le manipuler. " Cette autonomisation, le degré d'emprise qu'elle exerce sur la réalité sociale au point d'en provoquer la dislocation " (Castoriadis, 1975, p. 240), est l'une des conséquences directes de la rationalité économique et de son corollaire, la bureaucratisation, qui conduit à un isolement des différentes sphères de l'activité sociale et des liens étroits qu'entretiennent ces sphères entre elles, et ceci alors même que l'économie est généralement érigée en instance souveraine de la société. " C'est précisément parce que l'imaginaire social moderne n'a pas de chair propre, c'est parce qu'il emprunte sa substance au rationnel, à un moment du rationnel qu'il transforme ainsi en pseudo rationnel, qu'il contient une antinomie radicale, qu'il est voué à la crise et à l'usure, et que la société moderne contient la possibilité 'objective' d'une transformation de ce qu'a été jusqu'ici le rôle de l'imaginaire dans l'histoire. " (Castoriadis, 1975, p. 241).

Pour conclure

L'importance stratégique que revêtent, pour la France, ses (post)colonies explique un certain nombre de ses choix " politiques ", qui ont tous pour objectif le maintien du statu quo - dont on sait aujourd'hui qu'il conduit à la lente éradication de toutes les formes de " résistance culturelle " qui lui sont opposées par les groupes sociaux qui y vivent. Car c'est sur la base de ces choix, que la France, par les modalités de son système d'intégration à la française, peut continuer à régner sur son " empire ", en faisant abstraction de la culture de ses sujets excentrés, construits comme " exotes "-aux-cultures-inférieures, qui a tout à gagner à accepter pleinement l'imposition d'une culture spécifique qui se fait passer pour universelle.

Les retombées économiques d'un tel système sont d'autant plus importantes pour la France, que les discriminations structurelles évoquées plus haut privent les Antillais d'une part importante des capitaux matériels et symboliques générés par une telle organisation systémique.

Entre le monde virtuel dans lequel se réfugient un grand nombre de ressortissants antillais, et la réalité des principes de droit qui font d'eux des " Français Noirs " amputés d'une bonne part des promesses effectives de la République, il sera difficile d'obtenir une paix sociale durable et épanouissante entre la famille française de souche et ceux qui demeurent - il faut bien l'avouer - derrière l'écran de la modernité - des sujets de l'empire sous contrôle.

On le voit, l'énoncé de principes comme celui de l'égalité de droit ne suffit pas à assurer l'égalité de fait dans une citoyenneté convergente, et si le principe d'égalité peut s'édicter dans la périphérie que sont les DOM, celle-ci " ne passe pas nécessairement par l'égalité sociale avec la France. Elle devrait plutôt reposer sur un développement économique capable de garantir le niveau social actuel. " (Moutoussamy, 1989, p. 19). Au principe d'égalité des droits n'a pas encore succédé un principe d'égalité de traitement, encore moins d'égalité des chances, qui eût produit l'égalité réelle en corrigeant les effets négatifs d'une réalité non-égalitaire. Aussi, la catégorie citoyenne autre de l'extérieur garde-t-elle encore une place essentiellement formelle dans le paradigme France/outre-mer.

Bibliographie

Bataille Philippe, Le racisme au travail, La Découverte, 1997.

Blanchard Pascal, Bancel Nicolas et Lemaire Sandrine (dir.), La fracture coloniale. La société française au prisme de l'héritage colonial, La Découverte, Paris, 2005.

Castoriadis Cornélius, L'institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.

Citron Suzanne, " Interculturel et crise d'identité nationale : vers une laïcité ouverte à la dimension pluriculturelle ", in : L'interculturel en éducation et en sciences humaines, Université Toulouse-Le Mirail, 1985, vol. 2. (Travaux de l'Université Toulouse-Le Mirail, série A, n° 36).

Clanet Claude, " Situations interculturelles et sciences humaines : réflexions épistémologiques ", in : L'interculturel en éducation et en sciences humaines, Université Toulouse-le Mirail, 1985, vol. 2, p. 727-750. (Travaux de l'Université Toulouse-Le Mirail, série A, n° 36).

Cohen Emerique Margalit, et al., " Formation des formateurs et alphabétisation " in : L'interculturel en éducation et en sciences humaines, Université Toulouse-Le Mirail, vol. 1, 1985. (Travaux de l'Université Toulouse-Le Mirail, série A, n° 36).

Elias Norbert (1981), La société des individus, Fayard, Pocket, 1991.

Hardy Yves, " Antilles. Espoirs et déchirements de l'âme créole ", Revue Autrement, 1989.

Hughes Everett C, Le regard sociologique. Essais choisis. Paris, Editions de l'EHESS, 1996.

Jeangoudoux Aure, Français de soucheS, Editions Jasor, 2004.

Karam Patrick, Français d'Outre-mer. Dossier sur une discrimination occultée. Sommes-nous Français à part entière ou entièrement à part ? Paris, L'Harmattan, 2004.

Le Bras Hervé, " Les Français de souche existent-ils ? ", Quaderni, 1998, vol. 36, p. 83-96.

Leiris Michel (1955), Contacts de civilisations en Guadeloupe et en Martinique, Les presses de l'Unesco, Gallimard, Paris, 1974.

Moutoussamy Ernest, Les DOM-TOM. Enjeu géopolitique, économique et stratégique, L'Harmattan, 1988.

Oruno Lara, " Les Antilles ", Encyclopaedia Universalis, 1998.

Schnapper Dominique, La relation à l'autre. Au cœur de la pensée sociologique, Gallimard, NRF/Essais, 1998.

Taguieff Pierre-André, La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, Gallimard, La Découverte, Tel, 1987.

Todd Emmanuel, Le destin des immigrés. Assimilation et ségrégation dans les démocraties occidentales, Seuil, Points Essais, 1994.

Winter Elke, Max Weber et les relations ethniques. Du refus du biologisme racial à l'Etat multinational, Les presses de l'Université Laval, 2004, p. 91-120.

[1] Aure Jeangoudoux (2005).

[2] D'où l'expression " capital race " pour évaluer l'avantage social acquis du fait d'appartenir à un groupe favorisé. On fait ainsi état de capital racial / culturel / social, etc.

[3] Décret 51-725 du 8 juin 1951 et décret 53-1266 du 22 décembre 1953 : indemnités d'installation à chaque nouveau séjour de deux ans, renouvelables jusqu'à quatre fois ; congés tous les deux ans, tous les trois ans pour les autres...

[4] Régions Ultrapériphériques.

[5] De manière générale, les Français qui migrent ne sont pas appelés " immigrés " ou " migrants " (termes réservés aux ressortissants des pays du Sud essentiellement), mais " expatriés " (terme réservé aux occidentaux).

[6] Voir Patrick Karam (2004, p. 11).

[7] Voir la définition de " Martiniquais " donnée par l'INSEE, dans : Tableaux Economiques et Régionaux (ter) de 2000, p. 40.

[8] Cité sur les sites www.pyepimanla.com et www.contreloubli.org, 17 novembre 2005.

[9]Primes diverses : vie chère, climat, avantages en nature (logement, voiture de service pour les cadres administratifs et de la haute administration, etc.). Par exemple, le poste de gendarme outre-mer est très convoité. Il y a trois ou quatre fois plus de volontaires pour ce poste que d'affectations possibles. C'est l'argent et la retraite, et secondairement l'exotisme qui les attirent. Le salaire est augmenté de 25% plus les primes, soit environ un salaire augmenté de 40% par rapport à l'Hexagone. Qui plus est, trois ans de service en Martinique équivalent à quatre ans et demi pour la retraite (Yves Hardy, in " Antilles ", Autrement, p. 125-6). La loi de défiscalisation, adoptée le 12 juillet 1986, à l'initiative de Bernard Pons, alors ministre des DOM-TOM, autorise des réductions d'impôts durant cinq ans pour des investissements outre-mer. Dans l'immobilier, l'économie réalisée peut au total atteindre 40%. D'où l'actuel boom de la construction. Et la multiplication de lotissements vite conçus (Yves Hardy, ibid., p. 131).

[10] Selon Michel Leiris (1974), la qualité de Français ne s'oublie pas. Leurs enfants qui naissent sur place ne sont pas assimilés à des créoles. Ils ne sont pas insérés dans le cadre des catégories locales (p. 169). Le Blanc demeure un représentant de la métropole aux yeux des Antillais (p. 170).

[11] Les employeurs sont très souvent des Français qui pratiquent la préférence raciale, par le moyen de codages informationnels qui s'avèrent être les mêmes qu'en France.

[12] Beaucoup des tensions repérées entre Français et Antillais sont dues au fait que ce sont des classes d'âge équivalentes qui sont en compétition asymétrique, les Antillais se sentant systématiquement défavorisés.



Source : www.caraibcreolenews.com


PARTAGEZ UN LIEN OU ECRIVEZ UN ARTICLE

Pas de commentaire

Pas de commentaire
 
batukada
Partagé par : batukada@Argentina
VOIR SON BLOG 58 SUIVRE SES PUBLICATIONS LUI ECRIRE

SES STATS

58
Publications

4374
J'aime Facebook sur ses publications

98
Commentaires sur ses publications

Devenez publicateur

Dernières Actualités

Pas d'article dans la liste.