Devenez publicateur / Créez votre blog


 

Littérature : quand Mabanckou parle de Ta-Nehisi Coates, son "frère d'Amérique"

  Culture & Loisirs, #

L'auteur du Sanglot de l'homme noir et de Lettre à Jimmy, professeur à UCLA (Los Angeles), a vu monter en puissance le jeune intellectuel quadragénaire dont le pessimisme lucide et radical sur la condition des Noirs bouscule le rêve américain.

Le Point Afrique : Comment avez-vous découvert Ta-Nehisi Coates ?

Alain Mabanckou : Je lisais souvent, depuis le début des années 2000, ses articles sur la " question noire ", notamment dans The Atlantic, lorsque, avec une ironie féroce, il consacra un texte intitulé " Voilà pourquoi nous avons perdu l'homme blanc "en évoquant à la fois le conservatisme américain et la figure d'un des artistes les plus populaires des États-Unis : Bill Cosby. Il tenait alors un blog qui devenait de plus en plus populaire. J'avais lu aussi son premier ouvrage, qui reste à traduire, The Beautiful Struggle ( La Cause noble) l'année de l'élection de Barack Obama. Dans ce livre autobiographique, il revisitait son enfance à Baltimore, évoquait ses relations avec son père, un ancien Black Panther, et comment elles influencèrent sa propre quête d'identité sans pour autant renier la " beauté de la cause " de son père.

Qu'est-ce qui vous a rapproché de lui ?

Je ne l'ai jamais rencontré - sauf par le biais des réseaux sociaux -, et je crois que je n'aurais pas préfacé son livre si nous étions vraiment proches, des amis. Une préface n'est pas une faveur, c'est un acte d'admiration sincère d'une voix qui vous semble à la fois proche de la vôtre et différente. Ce que Coates écrit rejoint mes préoccupations - sauf que je rajoute pour ma part, naturellement, la dimension africaine et surtout celle de la " France noire ", pour reprendre une formule chère à Pascal Blanchard. Il faut se rappeler qu'une année avant le premier livre de Coates, The Beautiful Struggle, j'avais publié en France Lettre à Jimmy, livre consacré à l'écrivain noir américain James Baldwin, mais aussi à la condition noire en France, à l'obsession du passé qui, parfois, pousse l'homme noir à oublier de s'occuper de son présent .

Que représente Coates dans la société américaine d'aujourd'hui ?

Coates est un " enfant " né après cette génération des militants pour les droits civiques. Les Afro-Américains sont en quête depuis quelques décennies de ces voix fortes, intellectuelles et populaires. La multiplication des bavures policières et l'institutionnalisation subreptice de la violence à l'égard des Noirs ont accru ce besoin. Coates est apparu comme un porte-parole du Noir américain moyen, tout en préservant sa liberté de blâmer également les travers de ses " sœurs " et " frères ". La vitrine nationale qu'il occupe comme correspondant à The Atlantic est un espace très important où il traite des grands sujets d'actualité sur la politique et la culture américaines lorsque celles-ci touchent les Afro-Américains. On a senti monter sa voix d'abord par ses opinions dans les journaux. Par la suite, des voix comme celles de Toni Morrison ont entériné sa présence dans le débat sur la question noire aux États-Unis aussi bien sur la politique, la musique, le sport et la culture en général. Sa collaboration à des journaux comme The Washington Post ou The New York Times a donné une ampleur à ses positions. Lorsque le président Obama a fait savoir qu'une c olère noire était son livre de chevet, tout le monde a voulu lire ce nouveau " James Baldwin "...

En dehors de son best-seller paru l'été 2015, quelle est sa force de frappe la plus importante : ses articles, les réseaux sociaux ?

Son blog, salué par Time Magazine comme un des meilleurs aux États-Unis, est modéré avec brio et largement lu, et c'est là par exemple qu'il a publié des articles qui ont fait grand bruit comme " La peur d'un président noir " en 2012 ou encore " Plaidoyer pour des réparations " en 2014. L'auteur répond lui-même aux commentaires, fournit des éléments de réflexion - ce qui montre un travail acharné et quotidien. Ses deux livres ont sans doute bénéficié de cette popularité croissante sans pour autant leur dénier leur originalité et la force de leur argumentation dans les débats actuels sur l'identité américaine.

En quoi Beyond the World and Me (titre original) peut-il toucher le public français ?

Une colère noire est pour moi le meilleur de ses livres. En empruntant la forme épistolaire, l'auteur se rapproche de son lecteur et, finalement, ne parle pas seulement aux Noirs américains, mais universalise les questions de l'injustice aux États-Unis - ce que d'ailleurs James Baldwin avait réussi avec La prochaine fois le feu dans les années 1960. Baldwin commençait son livre avec une lettre adressée à son neveu. Coates s'adresse à son fils, ce qui nous donne une proximité avec l'oeuvre de Baldwin. Si les éditions Autrement ont choisi de publier d'abord cet ouvrage, c'est certainement parce que c'est celui qui parle le plus aux Français au regard de ce que le pays vit actuellement : une crise liée à la difficulté de définir ce qu'est la nation française, un regain de la haine de l'autre et aussi - ce que je pointe dans la préface - la nécessité de reconnaître le rôle joué par la " France noire " dans l'édification de la nation française.

Vous qui êtes l'auteur du Sanglot de l'homme noir pour éloigner l'homme noir du discours victimaire, que pensez-vous de cette colère et la ressentez-vous ?

La colère de Coates est, de loin, liée à une histoire personnelle, la mort de son collègue de faculté, tué par la police à cause d'une confusion d'identités. Partant de là, le livre est un questionnement sur ce qui, aujourd'hui, définit l'identité noire américaine, dans le piège de ce corps noir encore sujet à l'aliénation ou à des violences qui remontent à l'époque de l'esclavage. Nous n'en sommes pas là en France, heureusement. La question en France est celle de notre lecture du passé colonial. La France hésite toujours à regarder en face son passé colonial, qu'elle essaie souvent de lire sous un angle très positif, regardant de haut la " névrose " et " l'aliénation " qui ont affecté les générations postcoloniales, pour reprendre les termes chers à Fanon.

Et cette absence de relecture par la France explique aujourd'hui les débordements de langage comme ceux sur une nation française qui serait " judéo-chrétienne " et de " race blanche ", selon les formules très malheureuses de Nadine Morano ! Ma position n'a jamais été celle du larmoiement ou de la quête d'une quelconque réparation. Dans Le Sanglot de l'homme noir, je prêche, c'est vrai, une attitude fondée sur le présent, mais je n'oublie pas le chemin rude et sinueux parcouru par mes ascendants noirs pour l'empire français. Ces femmes et ces hommes venus d'Afrique et morts pour la France n'espéraient pas entendre, des décennies plus tard, le refrain de l'ingratitude entonné par certains hommes politiques. C'est l'objet de ma colère, et c'est aussi ce qui me rapproche du livre de Coates. La colère est la même, à une nuance près : l'Amérique est traversée par un vent de cynisme tandis que la France joue la carte de l'ingratitude...

En quoi le discours de Coates est-il novateur par rapport aux théoriciens, écrivains, acteurs de la lutte pour la condition noire aux USA ? Où se situe-t-il ?

Martin Luther King prêchait la tolérance et l'amour du prochain - et il était certain que la foi, l'amour seraient les clés qui ouvriraient les portes d'une nouvelle maison américaine où l'idée de la nation l'emporterait sur les luttes raciales. Malcolm X était aux antipodes de cette conception et en appelait à une résistance par tous les moyens, y compris par les armes et la séparation raciale de l'Amérique. Entre ces deux positions, il y a les intellectuels, les écrivains comme James Baldwin - et maintenant Coates - qui privilégient un dialogue direct, décomplexé, qui met l'Amérique en face de ses responsabilités et rappelle que les injustices liées à la race sont toujours d'actualité en Amérique. Je pense que Coates est proche de Baldwin.

Cette violence faite au corps noir et surtout cette peur profonde qu'elle engendre décrite par Coates peuvent-elles éclairer notre société ou sont-elles spécifiques au paysage américain marqué par l'esclavage ?

Cette violence, cette peur prennent des formes différentes. Au regard de l'histoire respective des Noirs d'Amérique et des Noirs de France (l'esclavage pour les uns, la colonisation pour les autres), les lectures sont différentes. Le Noir américain est en quête d'une reconnaissance de sa pleine citoyenneté - ce qui est reconnu sur le papier comme pour les Noirs de France -, mais il reste que le sentiment d'une injustice éternelle sur les Noirs reste prééminent. Ces violences sur les Afro-Américains tirent leur source de la période d'esclavage et ont eu lieu sur le même territoire. Les violences coloniales se sont déroulées hors du territoire français et les Noirs de France ont été appelés pour combattre auprès du colon. La lutte qui se mène en France est donc une lutte de " reconnaissance " de la place du Noir dans l'histoire de France, une place qui lui est refusée la plupart du temps. Les violences en Amérique sont devenues presque récurrentes, il ne se passe pas un trimestre où on note des " bavures " policières dont les Noirs américains sont les principales et, parfois, les uniques victimes.

Paris aurait-il encore un rôle à jouer dans l'histoire des intellectuels noirs américains puisque Ta-Nehisi Coates a choisi d'y vivre ?

Oui, je reste persuadé que Paris est toujours la capitale des intellectuels noirs. Nous avons à l'esprit, c'est vrai, des écrivains comme Baldwin, Richard Wright, etc. Après eux, plusieurs écrivains noir américains continuent à vivre en France : Jake Lamar ou Eddy L. Harris en sont des exemples.

À lire :

Une colère noire, lettre à mon fils de Ta-Nehisi Coates, traduit de l'anglais (États-Unis) par Thomas Chaumont (Autrement, 206 p., 17 euros. En librairie le 27 janvier)

Le Sanglot de l'homme noir, Lettre à Jimmy d'Alain Mabanckou (Points).

Hors-Série du Point : "Textes fondamentaux de la pensée noire"



Source : afrique.lepoint.fr


PARTAGEZ UN LIEN OU ECRIVEZ UN ARTICLE

Pas de commentaire

Pas de commentaire
 
ernest
Partagé par : ernest@Angleterre
VOIR SON BLOG 107 SUIVRE SES PUBLICATIONS LUI ECRIRE

SES STATS

107
Publications

11455
J'aime Facebook sur ses publications

477
Commentaires sur ses publications

Devenez publicateur

Dernières Actualités

Pas d'article dans la liste.