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Marianne et le garçon noir

  Société, #

Lorsque la colère le dispute au chagrin, il n'y a pas de parole, ne reste que le cri. Plus qu'il n'appelle l'empathie, le cri, surtout s'il véhicule une protestation, vient troubler la paix. Or, la société française est bousculée. Des problèmes d'une incontestable gravité l'angoissent, et la moindre des choses serait de ne pas en rajouter. Ne pas venir, une fois de plus, exprimer le point de vue des marginalisés, ces pièces rapportées à la nation qui ne sauraient que se lamenter, exiger, quand on leur aurait déjà tant donné.

Mais nous donnons aussi. Enormément. Pas uniquement notre force de travail, notre beauté, notre créativité, notre capacité de résilience. La France est le pays que nous avons donné à nos enfants, parfois sans bien y réfléchir, souvent avec la certitude qu'il leur offrirait le meilleur. La France est le pays auquel nous avons donné nos enfants, cette part de nous-mêmes si précieuse. Parce qu'il en est ainsi, lorsqu'il ne nous reste qu'un cri, il est parfaitement légitime de le pousser.

Les statistiques n'intéressent pas ce propos, d'autres se chargeront de commenter les chiffres. Les détails de l'affaire ne sont pas non plus ma première préoccupation, la presse s'en est largement fait l'écho. Puisqu'il y a une affaire. Des articles à écrire donc, au cœur de l'été. Mais la presse s'intéresse peu, on s'en étonne, à la dimension humaine des événements qui ont entouré le décès, le 19 juillet 2016, d'un jeune homme de 24 ans. Il s'appelait Adama Traoré, c'était le jour de son anniversaire, il a perdu la vie au cours de son interpellation par les forces de l'ordre.

Adama Traoré n'était pas armé, il ne représentait aucune menace. Il est mort. Et personne au sein de la gendarmerie où il s'est éteint n'a jugé nécessaire, utile, peut-être respectueux, peut-être même simplement correct, d'en informer ses proches. Il a fallu le chercher, insister, apprendre son décès, se voir refuser l'accès à sa dépouille. Pendant deux jours, une famille endeuillée n'a pas pu approcher le corps de celui qui venait de lui être arraché. Qui peut se comporter ainsi ? D'où cela vient-il ? Cela ne semble pas ébranler. En dehors des pièces rapportées à la nation, nul ne se soucie de ce que cela révèle, des dangers que cela recèle.

Les gendarmes impliqués dans ce drame n'avaient pas l'intention de tuer. Il est permis de le supposer. Néanmoins, lorsque l'on décide de faire supporter à un seul individu le poids de trois hommes, on doit pouvoir assumer son acte. Prendre immédiatement contact avec les proches que l'on connaît, que l'on sait où trouver. Annoncer la nouvelle. Dire ce qui s'est produit. Présenter les excuses des services concernés, ces regrets qui ne rendront pas la vie à celui qui n'est plus. Agir comme des humains face à leurs semblables.

La perte d'un être cher est une déflagration. Lorsqu'une personne décède entre les mains des forces de l'ordre - donc de l'Etat - et en raison de leur action, l'impunité est inconcevable. On laissera entendre que le jeune Adama Traoré devait être un mauvais sujet. Autrement, il n'aurait pas été interpellé avec cette brutalité. On verra, dans cette malignité attribuée, un trait familial, puisque c'était son frère que cherchaient les gendarmes. On dira bien des choses. Ce qui s'est produit tient en peu de mots : il n'était pas armé, il n'était pas menaçant, il est mort de la violence qui lui a été infligée, le traitement réservé à sa famille est indigne. Et le silence des autorités, irresponsable.

La question se pose de savoir ce que veut faire Marianne de nos enfants. Et puisqu'Adama Traoré était un fils, un frère, interrogeons la proposition faite par le pays aux garçons d'ascendance subsaharienne. Que les gendarmes auxquels Adama Traoré eut affaire aient décidé de le brutaliser comme ils le firent parle de ce qui fermente dans l'imaginaire d'un grand nombre, s'agissant du garçon noir. L'exercice par les forces de l'ordre d'une violence démesurée à l'égard des hommes de souche subsaharienne n'est pas à mettre sur le compte de l'état d'urgence.

Amadou Koumé est mort dans un commissariat du X e arrondissement de Paris le 6 mars 2015. La famille de Lamine Dieng, décédé le 17 juin 2007 dans des conditions similaires, a encore manifesté cette année pour demander justice. La famille Dieng n'a été informée de la mort de Lamine qu'au bout de trente-six heures. L'état d'urgence n'avait pas encore été décrété lorsque ces décès sont survenus. C'est ailleurs qu'il faut chercher la source du problème, lequel doit être regardé en face.

Que la Constitution française ait été expurgée de toute référence à la notion de race n'a pas fait disparaître la réalité sociale que recouvre le terme. Ne pas voir comment cette notion opère dans les cas de brutalité policière concernant des sujets d'ascendance subsaharienne est au-delà de l'hypocrisie. La République française se dit aveugle à la couleur, mais la société ne connaît pas cette cécité. Ceux des citoyens français de souche européenne employés au sein des forces de l'ordre sont peu sujets à cette inaptitude visuelle. C'est pourquoi le profilage racial reste d'actualité, sous l'appellation euphémistique de "contrôle au faciès". C'est pourquoi trois hommes - cinq dans le cas de Lamine Dieng - peuvent faire peser le poids de leurs corps réunis sur un individu non armé.

L'histoire du regard posé sur la masculinité noire serait trop longue à exposer. Notons toutefois que cette masculinité constitue encore, dans un espace qui s'était envisagé sans elle, une présence aux effets disruptifs. Ces manifestations émanent de la perception déjà ancienne que la société a de ces corps. Que les préjugés dont ils font l'objet soient ou non négatifs, les corps noirs conservent un caractère transgressif qui exclut toute possibilité d'identification.

L'altérité n'est plus celle d'une individualité avec laquelle il conviendrait d'établir un dialogue. Il s'agit là d'une dissemblance fondamentale, par ailleurs comprise comme porteuse, a priori, d'une atteinte à la masculinité blanche. La relation avec ce corps est avant tout une confrontation. Battue en brèche, la promesse républicaine de fraternité n'est plus qu'un fantasme. Le frère n'est pas celui que les forces de l'ordre n'auraient jamais à interpeller. Il est celui dont on accepte d'identifier le visage, l'humanité. Celui en qui l'on voit le reflet de soi. Celui dont on respecte les proches et à qui la justice est garantie.

Il va sans dire que "l'altérisation" négative évoquée plus haut influe sur l'édification de la masculinité noire, dans la mesure où elle se construit en situation de minorité, donc de vulnérabilité, d'impouvoir. Dans une société régie par des valeurs "viriarcales", il paraît difficile de faire l'expérience d'une masculinité apaisée lorsque l'on ne trouve pas, à son tour, des territoires sur lesquels exercer la domination qui confirmerait le statut d'homme. La fraternité devant encore passer de la virtualité à l'actualité, celui dont la présence est sans arrêt contestée ou qui se voit assigner une position peu enviable ne s'identifiera pas à ceux dont le pouvoir l'opprime.

Cependant, parce qu'il est, lui aussi, une production de ce contexte, il aura admis la vision commune du masculin et souvent intériorisé la plupart des stéréotypes à travers lesquels la société le définit pour justifier son rejet. Faut-il s'étendre sur l'impact de cette double injonction sur le processus de subjectivation ? Certains de ces jeunes gens, de ces hommes, échapperont à ces pesanteurs et trouveront le moyen de prendre en charge leur présence au monde, de lui donner du sens. Ils ne le devront qu'à leur propre force de caractère, au soutien de leurs familles, au secours de figures et de symboles exogènes ou non reconnus par la nation.

Les violences policières telles qu'infligées aux personnes d'ascendance subsaharienne sont l'expression la plus achevée du refus de partager avec elles l'espace public, sur des bases égalitaires. Parce qu'elles sont une prise par effraction des corps et qu'elles sont potentiellement létales, elles aggravent la violence psychologique que font déjà peser les discriminations à l'embauche ou au logement par exemple. Elles incarcèrent ces corps agressés dans l'expulsion du genre humain qui caractérise le racisme envers les Subsahariens et les Afrodescendants.

Le décès tragique d'Adama Traoré, qui a ému et mobilisé comme rarement en pareil cas, nous oblige à répondre à des questions précises : selon quelles modalités allons-nous vivre ensemble et faire advenir, dans notre quotidien, ce que promet la devise de la nation française ? A quelles vies trouvons-nous suffisamment de valeur pour estimer qu'elles méritent d'être pleurées ? Vers quel avenir nous acheminons-nous en acceptant que tant parmi nous ne vivent que d'amertume ? J'emprunte à Louis Calaferte ce propos sur l'amertume, et les mots qui suivent : Le monde est nous tous ou rien. L'abri de votre égoïsme est sans effet dans l'éternité. Si l'autre n'existe pas, vous n'existez pas non plus.

A Adama Traoré, Amadou Koumé, Lamine Dieng, aux frères, aux fils dont les noms me sont inconnus, nous souhaitons de reposer en puissance. A Marianne, nous disons que nous n'avons pas de haine et que notre amour est aussi une exigence. Celle de l'égalité en droits, de la justice et du respect.

Léonora MIANO Ecrivaine. Dernier ouvrage paru : le Crépuscule du tourment, Grasset.



Source : Libération.fr


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