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Pourquoi n'y a-t-il pas de "Black History Month" en France ?

  Société, #

Célébré en grande pompe aux Etats-Unis, le Black History Month (BHM) semble laisser la France parfaitement indifférente. Perçue par une partie de l'opinion comme une manifestation communautariste, l'idée de son adaptation en France fait pourtant son chemin parmi les militants antiracistes.

Foisonnement de conférences sur l'esclavage dans les universités, multiplication des programmes spécialement diffusés à la télévision, et diner à la Maison Blanche sous l'égide de Barack et Michelle Obama: comme chaque mois de février depuis 1976, l'Amérique a dûment célébré la mémoire et les accomplissements des Afro-Américains durant le Black History Month -mois de l'Histoire noire.

Un mois au cours duquel la nation s'est focalisée sur le passé de sa population noire pour en exhumer la terrible mémoire, réenvisager un présent toujours compliqué. Un mois, enfin, pour imaginer le futur sur de nouvelles bases: promouvoir l'éducation, améliorer l'accès des afro-américains aux élites.

La manifestation n'est pas récente. Comme le rappelle à Slate Maboula Soumahoro, maitre de conférence à l'Université François Rabelais de Tours, le BHM est ancré dans l'agenda intellectuel et politique U.S depuis un siècle. Cela remonte aux années 1920, et à la création du Negro History Week:

 

" Dans les années 1970, ce qui avait débuté comme une semaine a été rallongé, étendu au mois entier. Il faut savoir que le mois de février qui est celui de la naissance d'Abraham Lincoln et de W.E.B. du Bois. Il marque également le National Freedom Day (qui commémore l'abolition de l'esclavage, ndlr) ainsi que l'anniversaire de la mort de Malcolm X. Entre la Negro History Week et le Black History Month, il y a eu le Mouvement pour les Droits Civiques qui a permis d'éveiller les mentalités et aux Etats-Unis de passer un cap".

Là-bas, le Black History Month est si bien entré dans les habitudes qu'il est même devenu l'objet de récupérations commerciales comme en témoignent ces collections spécialement conçues pour l'occasion, par Nike ou encore ces maillots spécialement dessinés pour les franchises NBA.

En France, c'est tout autre chose. Nombreux sont les intellectuels qui, de Louis-Georges Tin aux Indigènes de la République, ont pensé le format et les thématiques à évoquer si un Black History Month voyait le jour en France. Le Cran avait d'ailleurs tenté d'organiser un BHM lors de sa création. De l'aveu même de Tin, ce fut un échec:

"En 2006, j'ai essayé de lancer au CRAN le Black History Month; la mayonnaise n'a pas pris. Maboula Soumahoro a repris le concept pour le relancer, je m'en réjouis."

Des intellectuels proches de la cause noire reviennent de temps en temps à la charge avec cette idée de BHM. Par exemple, en 2012, lorsque la politologue Françoise Verges invitait au Sénat Maboula Soumahoro pour exposer ses idées lors d'un colloque intitulé Memoires croisées. Dans un article de Streetpress, Rokhaya Diallo défendait elle aussi le principe d'un BHM en France.

Pour Soumahoro, l'instauration de ce type de manifestation aurait le mérite de mettre en lumière "la complexité des héritages et des trajectoires" mais aussi de "mettre la République française face à la réalité de son histoire". Pourtant, rien ne vient.

La difficulté de rassembler les noirs de France

Sur le sol national, le Black History Month ne possède aucune existence officielle (donc aucune appellation vraiment arrêtée) et très peu de manifestations officieuses. Lorsqu'on l'interroge sur le sujet, Louis-George Tin, Président du Conseil Représentatif des Associations Noires (CRAN) confie, presque dépité:

"Cette question-ci n'intéresse qu'un cercle restreint de personnes à travers la France. Passée cette poignée d'individus, on ignore tout du Black History Month dans notre pays ".

Alors que l'événement possède un retentissement national aux Etats-Unis, au Canada, au Royaume-Uni et en Allemagne, la France persiste à se tenir à bonne distance de toute célébration officielle de Mois de l'Histoire des Noirs.

D'abord parce qu'un tel évènement se trouverait à mille lieues de la tradition républicaine. Dans une France qui préfère voir des citoyens indistincts là où d'autres pays identifient des groupes ethniques et religieux, sitôt que l'on parle du Black History Month, l'accusation de communautarisme plane. Et le communautarisme, en France -comme le rappelait le sociologue Laurent Bouvet sur son blog, citant un autre sociologue, Pierre-André Taguieff- "dénomme un ennemi abstrait, il désigne une menace, il signale un danger, il exprime une inquiétude et indique en conséquence une tendance inquiétante, il dévoile une tentation supposée croissante, il dénonce une 'dérive' (dont on sait que, conformément à l'idée reçue, elle ne peut mener qu'au 'pire'".

Le Black History Month s'inscrit exactement dans ce qui inquiète les pourfendeurs du communautarisme -communautarisme qui selon Bouvet "met en jeu des formes non modernes voire antimodernes de prédétermination de l'individu (genre, race, ethnie, religion...) et (...) met en scène des groupes sociaux spécifiques minoritaires mais dont les revendications de reconnaissance renvoient les sociétés auxquelles elles s'adressent à des pages sombres de leur histoire" -: la mise en avant dans le débat public, les institutions, non de ce qui rassemble, mais des identités distinctes. Eventuellement qui divisent.

Michel Wieviorka, sociologue, directeur de la FMSH et membre de l'EHESS, suit depuis plusieurs années l'émergence politique et le désir de représentations des institutions noires de France parmi lesquelles, le CRAN:

"L'obstacle principal pour une manifestation d'ampleur est à chercher dans la prégnance du modèle républicain, qui est largement intériorisé, y compris parmi les Noirs de France. De plus, notre culture politique n'autorise pas à parler de race, là où aux Etats-Unis, la "race" est, en tous cas pour la sociologie, une construction sociale; en France, il est difficile de constituer une couleur de peau - noire en l'occurrence - comme une source de mobilisation."

Les faits donnent raison au sociologue. Fondé en 2005, le CRAN revendiquait au plus fort de son action 1200 adhérents et fut crée sur un modèle bien connu, celui du CRIF (dont il a notamment repris le principe des diners annuels). En dépit de prises de position fortement médiatisées sur les statistiques ethniques, le délit de faciès ou encore les réparations liées à l'esclavage, l'organisation n'a pas encore réussi sa grande mission: rassembler durablement les noirs de France.

De cette union inachevée découle une impossibilité à imposer le principe d'un Black History Month à la française.

"Mettre la République française face à la réalité"

Pourtant, le CRAN a mouillé le maillot... Plusieurs fois depuis sa création, l'organisation a tenté de nouer des liens avec le monde politique afin de faire avancer ses propositions. La plupart du temps, ses présidents, Patrick Lozès puis Louis-Georges Tin, se sont heurtés à un véritable désintérêt de leurs interlocuteurs pour les questions soulevées, des sujets jugés secondaires et conférant aux Noirs de France un statut d'ignorés "invisibles".

Ce n'est pas le mois à proprement parler que les gouvernements rejettent mais plutôt la cause noire en elle même

Louis-Georges Tin

Pour expliquer ce phénomène, Tin explique en substance que le personnel politique, de droite comme de gauche, ne possèderait pas le logiciel pour comprendre l'importance d'un Black History Month en France: "Ce n'est pas le mois à proprement parler que les gouvernements rejettent mais plutôt la cause noire en elle même. Elle est hors logiciel, du domaine de l'impensé."

De l'avis de ses partisans, c'est justement puisque l'Etat, les politiciens et l'opinion méconnaissent l'Histoire des Noirs dans notre pays qu'une manifestation comme le Black History Month possède toute sa raison d'être.

Michel Wieviorka va jusqu'à penser qu'un BHM "servirait à renforcer les dimensions culturelles et historiques de l'action noire en France:

Ce serait une contribution au combat contre le racisme, les discriminations, les injustices sociales, et si le modèle américain est repris -mais veut-on copier les Etats-Unis?-, l'occasion de tisser un lien entre les autorités politiques et les Noirs de France. Et comme je vois mal qu'on puisse envisager une telle initiative sans prendre en compte la colonisation, la décolonisation, les flux migratoires, les relations internationales, ce serait aussi l'occasion de penser global, de situer l'histoire dans un espace qui ne l'enferme pas dans le strict cadre de l'Etat-nation. Mais ce serait aussi une contribution à la crise du modèle d'intégration républicain, qui n'est pas favorable à la visibilité de minorités dans l'espace public -on peut le dire de façon plus positive: ce serait un élément supplémentaire de réflexion pour un aggiornamento de ce modèle dans le sens de l'ouverture à la diversité culturelle..."

De la loi Taubira à l'exemple des Journées Africana

Resterait à faire de l'évènement un peu plus qu'un simple copier-coller du modèle américain. Fin février, on voyait ainsi Malaak Shabazz, la fille de Malcolm X, visiter le "Paris noir" et soutenir les militants favorables à plus de manifestation célébrant la mémoire dite afropéenne. Plus que toute autre intiative, le modèle le plus abouti de Black History Month à la française serait surement à chercher du coté des Journées Africana, dont la date voisine avec celle du 10 mai. Une date qui ne doit rien au hasard puisqu'elle a été choisi "en honneur de la loi Taubira", texte reconnaissant la traite négrière et l'esclavage comme crimes contre l'humanité. Ou comment franciser efficacement une pratique qui, initialement, s'est pensée bien loin des principes républicains.

Laurent-David Samama



Source : Slate.fr


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