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Sénégal - Thread à Sinthian : une résidence d'artistes pour nouer l'essentiel

  Culture & Loisirs, #

De mémoire de Sinthianais, on n’avait jamais vu ça : un samedi pourtant comme les autres, sous le même soleil impitoyable de saison sèche que les autres samedis, dans la même poussière d’ocre que se partagent habituellement le bétail et les habitants. Une foule bigarrée et internationale a afflué à Sinthian, petit village rural du Fouta à 450 kilomètres au sud-est de Dakar, habitants des villages voisins et de la grande ville Tambacounda, tous sur leur trente-et-un. Il y a le maire, le curé et l’imam, une dizaine de journalistes de Dakar et d’ailleurs (Espagne, Italie, France, Grande-Bretagne). Il y a aussi des danseurs, des artistes du monde entier, un DJ… Bref, des invités spéciaux du village pour inaugurer "Le Centre".


 

"C'est un projet inédit dans le village, la région, et même à Dakar", souligne non sans fierté le maire de Sinthian. Officiellement ouvert depuis le 4 mars, Thread est le fruit d’une collaboration de neuf mois entre les artisans de Sinthian et un cabinet d’architecture new-yorkais. Le bâtiment est à la fois imposant et épuré, superbe et sans ostentation, un parfait équilibre entre techniques ancestrales du cru et technologie parmi les plus avancées. Preuve de sa force : le projet a été sélectionné à la Biennale de Venise 2014 où il a remporté un trophée d’architecture new-yorkais (AIANY).

Une architecture qui "n'impose pas de protocole"



 

Au cœur du bâtiment, une place autour de laquelle court une galerie ombragée, parfaite pour se protéger du soleil. Elle est conçue pour être multifonctionnelle : marchés, forums ou concerts… Toshiko Mori, conceptrice du lieu avec son studio new-yorkais TMA, explique : "Je ne veux pas dire aux villageois à quoi servent les espaces. Il y a des tas de manières dont ils peuvent l’utiliser… Je n’ai pas voulu imposer de protocole."

Le directeur a fait un retour vers le monde rural



À l’une des extrémités, la case du bouillonnant directeur de Thread, Moussa Diogoye Sène. "Mes amis ne m’ont pas cru quand je leur ai dit que je quittais Dakar pour m’installer au village. Ils avaient plutôt l’habitude de mes voyages et colloques à l’étranger !" sourit-il. La trentaine alerte, ce spécialiste des questions environnementales voit sa mission comme une occasion rêvée d’innover et d'expérimenter des solutions de développement durable. À Thread, il enseignera d’ailleurs l’anglais (son premier métier), mais aussi des techniques agricoles innovantes et respectueuses de l’environnement. Moussa Diogoye Sène veillera également à la mise en œuvre de projets porteurs pour la communauté de Sinthian. À l'autre bout de la résidence, on voit les cases prévues pour les artistes en résidence.

Pour les résidents, un lieu où l'art sert de sésame


 

L’expression artistique, quelle qu’elle soit, est le sésame, pour 4 à 8 semaines. Invité des villageois, l’artiste, qu’il vienne du Sénégal ou d’une autre partie du globe, travaillera avec eux sur un projet défini avec Moussa, mais aussi Nick Murphy, coordonnateur américain du projet. Rompu aux rencontres artistiques effervescentes, et ce, depuis son diplôme d’histoire de l’art, cet ancien de Yale âgé d'à peine trente ans a cocréé une galerie, organisé des expositions en Colombie, puis à la Fondation Joseph & Ani Albers.

Les premiers résidents sont déjà là



 

Les premiers artistes sélectionnés sont les réalisateurs d’une jeune maison de production londonienne. De leur rencontre pendant leurs études à Oxford est néeZoya Films. Roland Walters, Dylan Holmes Williams, Benedict Cohen et Anatole Sloan n’ont pas 25 ans et ne cachent pas leur enthousiasme, distribuant les "djarama" (merci en langue peule) pour le plus grand ravissement des villageois. Ce qu’ils attendent de ce séjour : "Un enrichissement évidemment, c’est une expérience extraordinaire pour nous !" répond Roland, l’un des Zoya boys. Et d'enchaîner : "Ce qui serait fabuleux, ce serait de pouvoir faire des courts-métrages en pular, avec les habitants du village." Même sans parler pular ? Les quatre acquiescent avec énergie : "On apprendra !" Une partie de leur programme quotidien devrait les y aider : baignades dans le fleuve Gambie voisin, parties de foot avec les enfants du village en fin d’après-midi, et répétitions avec les villageois des séquences écrites les films. Affaire à suivre.

L'architecture de Thread, le fruit d'un échange avec les acteurs locaux



 

Les courbes douces du bâtiment passées à la chaux évoquent les cases alentours, tout en les magnifiant. Les toits de chaume font eux aussi couleur locale, bien qu’aménagés : la construction emprunte à la technique utilisée pour construire les stades lors des JO de Tokyo, précise Toshiko, qui a engagé son studio bénévolement dans l’aventure. Les pentes des toits ont été revisitées aussi, qui permettront de recueillir l’eau de pluie. Acheminée vers une citerne, elle sera filtrée grâce à une membrane spéciale de fabrication japonaise, procurant ainsi 40 % de leurs besoins  annuels en eau potable aux villageois. "Nous avons utilisé une méthode mixte totalement innovante", précise l’architecte japono-américaine. "Avec notre technicité, naturellement, mais les artisans locaux ont été partie prenante. Ils nous ont par exemple montré comment ils construisent les murs pour préserver la fraîcheur, et comment ils orientent pour optimiser la circulation du vent. C’est grâce à eux que le centre a pu être construit aussi rapidement : ils savaient déjà comment faire !" poursuit-elle. Et aussi quel matériau utiliser. "La majeure partie est locale", insiste Jordan Mactavish, architecte détaché du studio de TMA pour le projet. À 31 ans, la construction de Thread est sa première après ses études à Harvard. "Les villageois nous ont indiqué les bois les plus solides et imputrescibles, appris comment ils fabriquaient les briques", dit-il. Jordan a travaillé en étroite collaboration avec un maître d’œuvre local, Benjamin Samba-Tine. "Le savoir-faire comme les habitudes des villageois m’auraient été quasi impossibles à cerner sans lui !" explique-t-il.  L’apprentissage est mutuel. Jordan observe, touché : "Au fil de l’avancement des travaux, nous avons vu certaines constructions changer, la fabrication des toits notamment."

Thread : la genèse locale du projet



 

Sans pétrole ni minerais, qu’est-ce donc qui rend Sithian si attirant ? Qu’est-ce qui est à l’origine de cette improbable collaboration sénégalo-américano-japonaise de haut vol en plein pays de poussière où la saison sèche est reine ? Tout commence dans la partie sénégalaise, avec le dynamisme d’un médecin généraliste, le docteur Magaye Ba. Ce quadragénaire, dont la discrétion et la mesure contrastent avec le dynamisme, a répondu à une annonce du centre médical de Sinthian et accepté de quitter Dakar alors que fraîchement diplômé. "J’ai été touché par le dénuement de ces gens, j’ai eu envie de les aider…" dit-il. Et il a tenu parole : mutuelle pour les patients de la clinique qui accueille jusqu’à 40 patients par jour,  jardin d’enfants, agriculture…, le bon docteur de Sinthian est infatigable.Puis, parce que la seule volonté ne suffit pas, pas plus que les modestes moyens des locaux ("La santé n’a pas de prix, mais elle a un coût", répète-t-il à l’envi), Magaye Ba a pu compter sur l’appui logistique et financier d’une association  humanitaire américaine,  L’American Friends of Le Korsa (AFLK). Créée en 2005 par Nicholas Fox Weber, un philanthrope et critique d’art instalé dans l’Etat du Connecticut, AFLK accompagne par ailleurs médecins, universitaires, enseignants et étudiants.

Un projet qui fait sens



 

Pour le Dr Ba, la culture permet, une fois la santé et l’éducation gérées, de donner du sens à la vie, et d'ancrer et d'épanouir les individus dans leur biotope. Permettre aux artistes du village et de la sous-région d’exprimer leur art en toute liberté, et dans un cadre approprié, évitera donc l’exode rural dont souffre la région. Il assurera une région florissante. Et parce que l’ouverture peut être vecteur d’enrichissement, il faut faire se rencontrer artistes locaux et étrangers dans le dialogue, organiser un troc de savoirs et de sensibilité. Et, bénéfice secondaire, placer Sinthian sur la carte du Sénégal. Des dynamiques forcément séduisantes pour Nicholas Fox Weber.

Et la Fondation Albers entre dans la danse



 

À la tête de la fondation Albers depuis plus de 35 ans, M. Weber a découvert le sud-est du Sénégal en 1995. Un coup de foudre fécond : il crée l’American Friends of Le Korsa. Pourquoi ? "J’ai, depuis mon adolescence, voulu être utile aux autres. Je suis le fils de parents juifs communistes en pleine guerre froide…" dit-il. Sous ses allures de dandy de bonne société, l’homme comprend  l’incertitude, l’ostracisme, l’injustice dans la distribution des cartes, et sait qu’il suffit parfois d’une main tendue pour changer le destin d’un individu. Un individu doué de raison : "Nous voulons apprendre des gens comment les accompagner." Les très modestes conditions de vie, des villageois, un frein ? Il rétorque : "Les Albers croyaient fermement en la nécessité pour l’artiste de partir de zéro."Anni Albers, spécialiste du textile, et son époux Joseph, adepte de matériaux bruts et de récupération, étaient membres du mouvement artistique européen Bauhaus. Le couple avait de l’art une conception qui dépasse les portes des seuls musées. L’art comme un moyen, pas comme une fin, en somme. Un moyen de révéler le beau, partout où il se trouve, ce qui implique de garder l’œil (le bon, celui du cœur) ouvert.

Le lien et le fil du centre

Que peuvent bien avoir en commun les artistes de Sinthian et ceux plus nantis du reste du monde ? Il répond avec l’un des credo des Albers : "Ils croyaient en l’universalité de l’art." Citant Anni Albers : "On peut partir de n’importe où pour aller n’importe où." En l’occurrence, du chic État du Connecticut à Sinthian la déshéritée. Et réciproquement.

 



 

C’est ce lien ténu entre des univers supposés s’ignorer qui a donné son nom au centre : Thread, le fil. Un fil dont on tisse les histoires durables. "Le centre a été conçu par les villageois pour les villageois bien sûr. Mais nous resterons aussi longtemps que nécessaire", assure Allegra Itsoga, directrice de l’AFLK. "De trop nombreuses organisations viennent, puis s’en vont, laissant à l’abandon bâtiments, projets et locaux, sans transfert de compétences." L’autre fil, c’est la langue française : entre pularophones et anglophones, le français est le trait d’union, avantage aux Sénégalais, "qui, heureusement, sont plus patients que ne le seraient des Français… Du coup, je progresse !" s’exclame Nick Murphy.

Un partenariat qui se veut équilibré et complémentaire



 

Culture, dénuement et paysage d’un côté, savoir, modernité et opulence de l’autre ? Surtout pas, répondent en chœur les parties prenantes. Ce partenariat signe une coopération culturelle d’un genre nouveau, rare sur le continent. Grâce certainement aux dynamiques en présence. Conscience aiguë des besoins, patriotisme, et proaction du côté sénégalais, pragmatisme aussi. Ce que l’État est incapable de donner, il faut bien le chercher quelque part : c’est une question de survie.  Humilité, réactivité et, fait assez rare pour être souligné, grand sens de l’écoute pour la partie américaine : "Ce sont les villageois les experts. Ils savent ce dont ils ont besoin, et nous répondons du mieux que nous pouvons à leurs demandes. Se substituer à eux serait totalement contre-productif, et une perte de temps comme d’argent", affirme  Allegra Itsoga, directrice de l’AFLK. Et la crainte de voir les fonds détournés ? "Nous avons tissé des relations de confiance avec le Docteur Ba qui ne nous a pas attendus pour améliorer le quotidien des habitants de Sinthian. Nous avons ici une marge d’erreur proche de zéro : chaque proposition de projet est dûment analysée, et nous en suivons attentivement la réalisation. Et surtout, nous voyons les résultats concrets !"

 

Et ce 4 mars, le résultat est là en ce jour d'inauguration à Sinthian cristallisé dans ce que la culture sait faire de mieux : la communion des genres, des cultures, des énergies, dans l’émerveillement d’une aventure qui commence, dont on ne sait pas bien où elle mène, mais que l’on suit volontiers, comme galvanisé, au fil des jours


Source : afrique.lepoint.fr


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