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Taiye Selasi : "Je ne remercierai jamais assez Toni Morrison"

  Culture & Loisirs, #

Adoubée par Salman Rushdie et Toni Morrison, prix Nobel de littérature, alors que son premier roman était à peine publié, la nouvelle coqueluche de la littérature afro-européenne, improbable mélange de Tina Turner et de Vladimir Nabokov, a fait sensation en racontant l'histoire d'une famille déchirée dans un livre d'une densité poétique et d'un lyrisme rares.

Romancière anglaise, américaine ou ghanéenne ? C'est toute la question, pour Taiye Selasi, qui évoque son pays de sa voix singulière: "Le Ghana, son odeur paradoxale, une poterie fêlée: un mélange d'effluves de sécheresse et de moiteur, humidité de la terre, sécheresse de la poussière."

Le Nouvel Observateur Vous sentez-vous plutôt européenne, américaine ou africaine?

Taiye Selasi Je suis née au Royaume-Uni, mais j'ai été élevée aux Etats-Unis par ma mère, qui avait divorcé et qui, elle, était anglaise. Quand j'ai fini mes études, je me suis posé la question de savoir si je devais rester aux Etats-Unis, où j'avais habité de 5 à 21 ans. Comme nous avions passé tous nos étés en Europe ou en Afrique, je n'avais pas le sentiment d'être complètement intégrée, sauf pour mon accent. Après avoir terminé le premier cycle de mes études, j'ai poursuivi mon cursus en Angleterre, et il est devenu pour moi évident que je retournerais en Europe.

 

Enfant, quelle vous semblait être votre nationalité ?

Je n'ai commencé à me poser des questions que vers mes 15 ou 16 ans, lorsque je suis allée au Ghana pour la première fois. Il m'est apparu soudain que de vivre dans le Massachusetts était un contresens. A Yale, j'ai obtenu mon diplôme au printemps 2001. Je suis allée au Ghana cet été-là et, en rentrant aux Etats-Unis le 10 septembre, je me suis réveillée le 11 dans un tout autre monde. Mon père avait vécu en Arabie saoudite pendant longtemps, et j'aime le Moyen-Orient. La manière dont aux Etats-Unis le discours est devenu binaire - eux contre nous - n'a fait que renforcer ce que j'éprouvais en profondeur depuis longtemps. En quelques mois, j'ai décidé de partir en Angleterre pour finir mes études.

 

Toni Morrison a joué un grand rôle dans votre carrière d'écrivain?

Quand je l'ai rencontrée, je finissais mon cursus à Oxford et je savais que je voulais écrire, mais j'avais peur de passer à l'acte. Je suis allée la voir chez elle, à Princeton. Elle m'a dit: "Et que va-t-il se passer si c'est raté, si personne n'aime, si vous avez de mauvaises critiques? Vous allez mourir?"

 

On a aussi parlé de contenu, de forme et de ce qui primait. Je craignais que mon style - un mot que je n'aime pas parce qu'il suggère un choix possible, alors qu'il est pour moi la peau de l'écrivain - soit trop formel, au détriment de l'intrigue. Elle m'a dit: "La forme, c'est le contenu." Je ne la remercierai jamais assez.


Votre roman a connu une histoire singulière...

J'en ai eu l'idée en Suède, pendant une retraite de yoga, et je l'ai démarré à Copenhague. J'ai travaillé ensuite au Ghana chez ma mère, parce que je n'avais plus d'argent et en tout cas plus assez pour continuer d'habiter à New York. Puis je me suis installée en Inde, où j'ai terminé les cent premières pages, trouvé un agent et signé deux contrats. Après quoi, plus rien n'est sorti. Blocage complet. Ce qui était très dur pour moi qui avais toujours eu, depuis l'enfance, la passion de raconter des histoires.

 

Ce qui a sauvé ma carrière a été de ne pas pouvoir trouver d'appartement à Paris - ils sont tellement chers ! Connaissant un peu le français, j'aurais eu plus d'amis, et je me serais intégrée plus vite. En Italie, je ne connaissais personne et je ne parlais pas un mot d'italien. Je me suis installée à Rome, où j'ai été livrée à moi-même dans le spectacle permanent de la beauté, sans pouvoir en parler.

Ça a l'air naïf, mais ça m'a obligée à m'interroger sur l'art et sa nécessité. Pourquoi un peintre, dans un temps reculé, a passé autant d'années de sa vie à réaliser une minuscule fresque dans une église peu fréquentée? Cette attention au détail m'a émue. Apprendre l'italien m'a rappelé, d'autre part, à quel point j'aimais les langues. C'est aussi ce qui m'a débloquée. Je suis rentrée un jour chez moi, dans mon appartement de la place d'Espagne où mon ordinateur était devenu mon ennemi, et je me suis aperçue que l'écriture me manquait, comme un amant dont l'absence est douloureuse. Je voulais finir de raconter cette histoire.

Propos recueillis par Didier Jacob

Le ravissement des innocents, par Taiye Selasi,
traduit de l'anglais par Sylvie Schneiter, Gallimard, 384 p., 21,90 euros.

Bio express

Née à Londres le 2 novembre 1979, Taiye Selasi est diplômée de Yale. Auteur d'un roman et de plusieurs nouvelles, elle a été classée par la revue "Granta" parmi les vingt meilleurs jeunes écrivains britanniques.

Entretien paru dans "le Nouvel Observateur" du 18 septembre 2014.

Lire A lire dès cette semaine Tout sur la rentrée littéraire 2014 dans "l'Obs" du 2 octobre :

 

  • RICHARD FORD. La promesse bafouée d'Obama. Entretien exclusif (p. 90-92).
  • Y A-T-IL UN SHOAH BUSINESS ? Fille de rabbin, Tova Reich dénonce l'exploitation commerciale de l'Holocauste dans un roman qui a fait hurler aux Etats-Unis. Enquête sur un scandale annoncé en France (p. 94-96).
  • MODIANO DANS LE TEXTE. Dans un beau roman, Patrick Modiano enquête à nouveau sur son enfance. Il a bien voulu, pour "l'Obs", en commenter les phrases clés. Rencontre avec Jérôme Garcin (p. 98-99).
  • LA TEMPÊTE SHAKESPEARE. Par Philippe Sollers (p. 100-101)
  • GREY ANATOMIE. La sociologue Eva Illouz analyse le succès phénoménal de "Cinquante nuances de Grey". Entretien (p. 104)
  • ET AUSSI. Paul Valéry in love, Eric Laurrent, Pierre Demarty...



Source : bibliobs.nouvelobs.com


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