Mille deux cent huit personnes mortes en détention ou assassinées, 12 321 victimes de torture, des dizaines de milliers de victimes... Comme dans d'autres dictatures, celle de Hissène Habré pourrait se résumer à des chiffres. Ceux-là ont été trouvés dans les archives de la DDS, la police politique de Habré, par Reed Brody et Olivier Bercault de l'association Human Rights Watch (HRW). Ils sont froids, désincarnés, lointains. Mais, dans ces mêmes archives, découvertes à N'Djamena dans les locaux de l'ancienne DDS, des listes de noms, des rapports d'enquête, des photos ont aussi permis de mettre un visage et de retracer le parcours d'hommes et de femmes tyrannisés ou mis à mort dans les geôles tchadiennes, entre 1982 et 1990.

Rose Lokissim, un parcours de vie...

C'est à l'un d'entre eux, Rose Lokissim, que la réalisatrice espagnole Isabel Coixet, célèbre et célébrée pour ses fictions humanistes et sensibles ( Ma vie sans moi ou The Secret Life of Words), a consacré cette année un documentaire. Celui-ci met en lumière une résistante hors du commun, l'une des premières femmes soldats d'élite du Tchad. Arrêtée pour son opposition à la dictature, enfermée à la prison dite des " Locaux " dans la cellule C, exclusivement masculine, torturée, elle n'a jamais cessé de se révolter. Galvanisant ses codétenus, soutenant les femmes, tenant tête à ses geôliers. Surtout, elle a entrepris de consigner le quotidien de l'enfer, de noter les noms et les faits, afin que l'extérieur - et les familles en particulier - soit informé du sort qui leur était réservé.

Rose Lokissim, une résistante pour l'éternité

Trahie et dénoncée, Rose Lokissim avouera. Mais ceux qui l'interrogent ce jour-là noteront cela, consigné sur des documents retrouvés : " Mentionnons que pendant deux ans de détention, l'intéressée n'a pas changé de langage, mais, bien au contraire, se glorifie. Étant donné qu'elle est irrécupérable et continue de porter atteinte à la sécurité de l'État, même en prison, il serait souhaitable que les autorités la pénalisent sévèrement. " Elle est assassinée le même jour. Elle avait 33 ans. Aujourd'hui, vingt-neuf ans après sa mort, c'est l'actrice Juliette Binoche qui raconte son destin et lui prête sa voix. Rose l'insoumise, Rose la résistante avait foi en l'avenir. Sur le procès-verbal de son dernier jugement, ses bourreaux écriront : " Elle affirme que, même si elle doit mourir au cachot, elle ne regrette pas, car le Tchad la remerciera et l'histoire parlera d'elle. " Elle avait vu juste...