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Y a-t-il une littérature noire?

  Culture & Loisirs, #

 

Afro-américains ou francophones, les auteurs noirs sont-ils cantonnés éditorialement à évoquer leur vie ou une page de l'histoire? Comment casser certains clichés racistes? Le romancier américain James McBride et l'académicien Dany Laferrière s'interrogent librement, et sans tabou.

Dans L'Oiseau du Bon Dieu, James McBride, vous retracez tout un pan de la guerre de Sécession en ne vous montrant pas forcément très politiquement correct: vous évoquez notamment le désir de certains Noirs de rester esclaves. Seriez-vous provocateur?

James McBride: On me l'a souvent dit, mais je ne me vois pas du tout comme ça. Au fond, je ne fais que suivre la réalité de l'histoire, à travers une fiction. On a généralement l'image des esclaves nus, fouettés avec des chaînes. Mais il ne faudrait pas oublier ceux qui sont des esclaves dans leurs têtes. Pendant la période de l'esclavagisme, les Blancs et les Noirs constituaient parfois une véritable famille.

Dany Laferrière: Tout à fait. Les enfants des Noirs et des Blancs - des affranchis - possédaient à un moment le quart des terres et le tiers des esclaves. Des fils d'esclaves étaient eux-mêmes propriétaires d'esclaves. Il s'agissait d'une société complexe, qu'il ne faudrait certainement pas réduire à quelques clichés. Tout le monde n'a pas une âme de révolutionnaire; chacun voit son confort, ses intérêts.

James, vous montrez aussi l'un des héros de l'abolition, John Brown, comme un étrange personnage à la lisière de la folie...

J.McB.: C'est plus compliqué. J'aimerais surtout qu'on retienne que John Brown fut celui pour qui l'égalité entre les Noirs et les Blancs était naturelle. Et il a appelé à l'insurrection pour celle-ci. Cette égalité peut paraître évidente, aujourd'hui, mais il s'agissait d'une réalité trop difficile à accepter pour les gens - Blancs comme Noirs - il y a deux siècles. Aussi, l'histoire a été longtemps écrite par les Blancs - même si les Black Panthers, par exemple, ont porté un autre regard sur Brown. Par ailleurs, je note qu'en France, on parle de guerre de Sécession, alors qu'il s'agit en réalité d'une guerre contre l'esclavage...

L'écricain et musicien américain James McBride pose à Paris le 23 septembre 2015.

 

afp.com/JOEL SAGET

D.L.: John Brown est très connu en Haïti. Il a d'ailleurs une avenue à son nom à Port-au-Prince. Vous savez, le premier groupe qui a voulu changer les choses, lors de la révolution haïtienne, ce furent les colons, qui souhaitaient pouvoir librement commercer. Les affranchis, eux, réclamaient le droit de vote et l'obtention des postes politiques. Seuls les esclaves souhaitaient tout changer. Il ne faut jamais oublier qu'il y a toujours des révolutions dans les révolutions, des sous-groupes aux désirs très variés...

 

Ce qu'on connaît est aussi parfois moins effrayant que le changement: quand vous viviez à Haïti sous le régime de Duvalier, vous connaissiez tout le monde, vous saviez à qui parler. C'était un univers cohérent, et l'ailleurs pouvait vous terrifier. Je pose cette question, dans Le Cri des oiseaux fous: mieux vaut-il mourir d'une balle dans la nuque à Haïti ou d'un cancer de la prostate à Montréal?

Dany Laferrière, vous pouvez difficilement dire que vous n'aimez pas la provocation. Sinon, pourquoi avoir intitulé l'un de vos plus célèbres ouvrages Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer (1)?

D.L.: La provocation n'est toutefois pas forcément là où on l'imagine. Elle n'était pas sexuelle ou raciale, mais bien plus large : c'était avant tout une affaire de déplacement de territoire. Je vivais à Montréal, et mon livre se passe là-bas. Cela prend une énergie folle, vous savez, que d'écrire sur le pays dans lequel on vient d'arriver. C'est tellement plus facile d'évoquer la région d'où l'on vient et la dictature. J'ai rompu avec cette tradition du roman nostalgique.

J.McB.: Le titre de votre livre m'amuse beaucoup. Car je suis vraiment fatigué, ces temps-ci...

D.L.: J'ai aussi écrit un roman intitulé Je suis fatigué!

L'an passé, la question de l'esclavage avait été abordée dans le film Twelve Years a Slave de Steve McQueen, salué par l'Oscar du meilleur film. L'avez-vous vu?

J.McB.: Non. Je n'avais pas envie. Qu'est-ce qu'on allait me montrer? Et m'apprendre? Que les gens étaient battus? Pas besoin de me rendre au cinéma pour le savoir. J'aimerais un discours plus complexe. Je note d'ailleurs que c'est un Anglais - et non un Américain - qui a signé ce film. Comme si ça faisait peur à Hollywood. Même si je ne suis pas toujours d'accord avec lui, mon ami Spike Lee (2) a connu bien des tracas à ce titre...

D.L.: C'est drôle, mais l'artiste qui ressemble le plus à Spike Lee, c'est Woody Allen: pendant des années, on n'a jamais vu un Noir chez lui - pas plus qu'on n'a vu de Blanc chez Lee, à part peut-être dans son premier film, Nola Darling n'en fait qu'à sa tête. Alors qu'on est à New York! Les grands créateurs ne sont pas toujours lucides: lorsqu'il a réalisé son biopic Malcolm X dans les années 1990, Spike Lee était convaincu que les jeunes Noirs iraient le voir et qu'on organiserait des sorties scolaires. Or, les gamins n'ont fait qu'acheter la casquette et il n'y a eu que les intellectuels pour se déplacer dans les salles...

Dany Laferrière avec tous les attributs des "immortels" après la cérémonie d'admission à l'Académie française, le 28 mai 2015 à Paris.

 

afp.com/THOMAS SAMSON

Le rôle de l'écrivain n'est-il pas d'être le poil à gratter de l'histoire?

 

J.McB.: Je crois qu'il doit avant tout chercher et livrer sa propre vérité. Proposer sa vision des choses, et toucher un public. Illuminer la vie - j'insiste sur ce mot. Je n'ai pas d'approche théorique sur ce sujet, je veux juste offrir quelque chose aux autres, quels qu'ils soient.

D.L.: Ecrire prend du temps, vous savez, et il faut avoir envie de travailler pendant des mois sur un texte. L'essentiel, c'est la passion. L'intérêt historique n'est, au fond, pas primordial. J'ai toutefois l'impression que, souvent, on considère les écrivains noirs uniquement comme des conteurs, devant revenir sur l'histoire plus ou moins récente ou raconter exclusivement ce qui leur est arrivé. Dit-on de François Mauriac qu'il est un conteur lorsqu'il évoque la bourgeoisie bordelaise? Je ne crois pas... Sont pourtant en jeu les mêmes questions de rythme et d'émotions. Nous avons les mêmes problèmes que les autres avec le verbe et l'adjectif, et notre ennemie commune se nomme "page blanche".

Les éditeurs ne cantonneraient-ils pas, aussi bien en France qu'aux Etats-Unis, les auteurs noirs à certains sujets?

J.McB.: Je crois surtout qu'il est plus facile pour les médias de mettre en avant aux USA des auteurs d'essais ou de documents évoquant des séjours en prison, des trafics de drogue, etc. Si on écrit un roman à la Faulkner ou à la Hugo, le livre peine à trouver de la visibilité. Comme si les Noirs étaient seulement capables d'évoquer des questions sociales, et dans le cadre de la non-fiction. Même si, évidemment et heureusement, il y a beaucoup de contre-exemples - prenez Toni Morrison...

D.L.: Le premier cliché, c'est d'ailleurs de mettre face à face deux écrivains noirs pour en parler, non? C'est ce que j'appellerais un entretien "Malevitch": carré noir sur fond noir!

Cela vous gêne-t-il de voir vos ouvrages classés dans certaines librairies à la fois en littérature générale et dans des rayons spécialisés "domaine afro-américain" ou "francophonie"?

J.McB.: Oh ça, c'est un vieux débat... Si mon livre n'est pas rangé dans de tels rayons, certains lecteurs ne le remarqueront jamais. C'est donc une chance, car cela lui offre la possibilité d'être lu. Je suis très fier, de toute manière, de voir mon nom parmi tous les autres auteurs. Ce qui compte, c'est avant tout l'identité du lecteur.

D.L.: Je suis tout à fait d'accord. Quand un Japonais me lit, je suis un écrivain japonais - ce constat m'a inspiré le titre d'un livre. L'identité d'un écrivain, en fin de compte, c'est le bassin de population dans lequel se trouve la majorité de ses lecteurs. Je ne suis pas encore un écrivain japonais, mais j'y travaille: à cause de l'intitulé de cet ouvrage, sur les moteurs de recherche français ou japonais, quand vous tapez "écrivain japonais", vous me trouvez avant Kawabata et Mishima. Les Nippons sont furieux!

James, vous êtes jazzman et Dany, vous appréciez particulièrement la musique. Au fond, le pouvoir de cette dernière ne serait-il pas supérieur à celui de la littérature?

J.McB.: Oui, bien sûr. Elle est plus facile d'accès, plus immédiate. Il y a des membres du Ku Klux Klan qui adorent James Brown! Elle peut exprimer tant de choses, pas nécessairement avec les mots - je ne fais pas forcément référence aux paroles de rap qui font "bitch mother fucker"...

D.L.: La musique n'est pas si universelle. D'ailleurs, on ne sera jamais dominés par le Japon à cause de sa musique - qui pourrait écouter en permanence ces "doom! doom!"? Pour citer Miles Davis, je dirais que la musique est mondiale dans son mouvement et la littérature, cosmopolite. Quand Michael Jackson sortait un disque, il touchait la planète. Moi, je dois séduire pays par pays, individu par individu. Homère a su conquérir le monde en marchant, la musique, elle, a voyagé en avion!

Biographies

Ancien journaliste, il est connu outre-Atlantique en tant que compositeur et musicien. Grand amoureux du jazz, il officie comme saxophoniste dans le groupe Rock Bottom Remainders. Par ailleurs scénariste, il est également l'auteur de La Couleur d'une mère, best-seller aux Etats-Unis, et de L'Oiseau du Bon Dieu, National Book Award en 2013.

Fils d'un ancien maire de Port-au-Prince, il a grandi à Haïti avant de rejoindre Montréal en 1976. Révélé avec Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer, il a travaillé à la radio et à la télévision tout en poursuivant son oeuvre littéraire. Prix Médicis en 2009 pour L'Enigme du retour, il a été élu à l'Académie française en 2013.

(1). Réédité chez Grasset en janvier 2016.

(2). Qui porta à l'écran le roman de James McBride Miracle à Santa-Anna (réédité chez Gallmeister).



Source : www.lexpress.fr


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