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Mode & Beauté, # |
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"Mettre du produit." Entendez par-là "s'éclaircir" ou "se dépigmenter" la peau à l'aide de produits douteux ou de recettes de grands-mères hautement nocifs pour la peau. A Paris, les adeptes de ce "rituel beauté", hommes comme femmes, dévalisent les étalages de boutiques de cosmétiques dans les quartiers tels que Barbès, Château-Rouge, Strasbourg-Saint-Denis ou encore Château d'eau. Moult marques de cosmétiques venues des Etats-Unis ou d'Italie -si l'on en croit les vendeurs- se déclinent en crèmes pour le corps, savons pour le visage, gommages, ou encore sérum... Tous s'amoncellent dans les rayons et promettent monts et merveilles pour séduire la clientèle: du teint uniforme et lumineux à la peau plus claire en moins d'un mois. Mais les emballages de ces produits se gardent bien d'indiquer les ravages auxquels s'exposent les consommateurs. Sur le boulevard Barbès, une jeune femme noire d'une trentaine d'années discute avec le vendeur pakistanais d'une boutique de cosmétiques. Elle vient d'acheter un tube de crème dénommé "L'Abidjanaise" et n'hésite pas à faire part de ses conseils.
Sur son visage, quelques tâches toutes aussi noires décorent son nez tandis que ses joues sont fardées d'un rose criant. En un mois, le tour est joué, selon elle. Et le vendeur de renchérir:
"Surtout tu n'arrêtes pas, tu continues. Mais pour ne pas que ça devienne rapidement trop clair, je n'en mets pas tous les jours. J'évite. Je ne veux pas que dès que l'on me voit, on sache que je mets du produit", déclare la jeune femme. C'est que " mettre du produit" est une pratique taboue. En témoigne la réaction virulente d'une coiffeuse du quartier de Château d'eau, dont le visage, outrageusement maquillé mais ravagé et parsemé de poils, trahit un usage constant de produits dépigmentants.
Sa cliente, se montre, elle, plus disposée à en parler.
La dépigmentation de la peau, une addictionA Paris, les patients qui connaissent des complications à la suite d'une pratique intense de dépigmentation de la peau sont presque exclusivement des personnes originaires d'Afrique subsaharienne, des Antilles anglophones (Jamaïque), de Haïti et très exceptionnellement des Antilles françaises (Guadeloupe et Martinique). La majorité sont des femmes, mais il y aussi des hommes, notamment originaires de République démocratique du Congo, du Cameroun, d'Angola et même de pays d'Afrique subsaharienne anglophone comme le Nigeria, selon le dermatologue Antoine Petit. Ce dernier, spécialiste de la question, a participé à une campagne initiée par la Mairie de Paris, en 2009, contre ce phénomène.
Il est difficile de quantifier le phénomène en France.
"Entre 25 et 70% des femmes adultes dans les villes de la plupart des pays d'Afrique subsaharienne francophones utilisent régulièrement des produits éclaircissants. Dans l'enquête des consultantes en dermatologie d'ascendance africaine à Paris, c'est certainement plus de 20% voire plus de 50%, quand on discute vraiment avec elles", ajoute-t-il.
Antoine Petit a également traité des familles entières.
De plus en plus jeunes à rechercher un teint plus clair, peu de femmes osent assumer la consommation de ces produits et les dissimulent dans un recoin de leur salle de bain. Pis, certaines vont jusqu'à verser le contenu de leur produit miracle dans un pot de crème lambda. C'est le cas de Binta, 23 ans, une Lilloise qui utilise des crèmes éclaircissantes depuis l'âge de 15 ans.
Son amie Hadja fait la moue:
Des produits à la provenance douteuseEt pourtant, la Parisienne qui papillonne dans la boutique du Boulevard Barbès à Paris, n'en manque pas.
Pourquoi applique-t-elle ce genre de crèmes?
Que veut dire un "teint normal, plus joli et plus naturel" chez la femme noire? Mystère. Le vendeur est toujours adossé à son comptoir, tout sourire. "Vous ne vendez pas la crème Skin Light?", demande une cliente. "Si, répond le vendeur. Mais je ne peux pas vous la donner maintenant. Le produit est au troisième étage. Revenez demain, je vous la descendrai. Il y a des policiers de l'autre côté de la rue."
En 2009 et 2010, à l'appel de l'association Label Beauté Noire, présidée par Isabelle Mananga, l'Afssaps (Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé) et la DGCCRF (Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes) ont organisé une campagne nationale de contrôle du marché des produits éclaircissants.
"En 2013, on ira dans les grandes villes pour continuer notre campagne de sensibilisation. On organisera des journées de prévention sur les problématiques sanitaires sur l'éclaircissement de la peau mais aussi sur la question du défrisage, souligne Isabelle Mananga. Aujourd'hui, la mode est au métissage, devenir un ton plus clair. Mais c'est un sujet qui reste tabou. En parler, puis s'en défaire est encore très compliqué." "Noire ébène" contre "noire normale"Sur les forums Internet, les témoignages de jeunes filles à la recherche de crèmes éclaircissantes abondent:
"Ça devient un véritable phénomène de mode et cela, malgré la multitude de complexes qui entourent cette pratique", juge la dermatologue Khadi Sy Bizet. D'abord la culpabilité, car les femmes ont le sentiment de tourner le dos à ce qu'elles sont réellement. Sans compter l'idée qu'être noir dans ce monde, c'est partir avec un handicap dans la vie." En 25 ans de pratique, la dermatologue aura entendu les pires justifications de la part de ses patientes d'origine africaine âgées entre 30 et 50 ans, pour la plupart: "Ça fait sale d'être trop noire" ou encore "il faut se laver le teint pour se trouver un mari."
Mariama, aujourd'hui âgée de 44 ans, a utilisé des crèmes éclaircissantes pendant plusieurs années.
Lors d'un séjour à Dakar, au Sénégal, elle y a rencontré Oumi, une amie de son mari qui commençait à perdre la vue à cause du .
"Nous ne sommes pas très nombreux à travailler sur ce phénomène, car c'est une question terrible qui nous pousse à faire face à la question raciale, explique le dermatologue Antoine Petit. Pour ma part, je n'ai pas pu m'intéresser à ce sujet sans me poser des questions et sans en apprendre sur l'Histoire. On va forcément au-delà de la simple question esthétique. J'essaye de parvenir à un échange sincère avec mes patients. Mais il est très difficile d'établir un dialogue franc, parce qu'il y a une très grosse somme de culpabilité."
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