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Société, # |
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La France hexagonale s'apprête à commémorer, le 10 mai, la "Journée nationale des mémoires de la traite, de l'esclavage et de leur abolition". Cette date revêt une importance particulière pour les Guadeloupéens, Martiniquais, Guyanais, Mahorais et Réunionnais, qui célèbrent par ailleurs l'abolition de l'esclavage dans leurs territoires respectifs à des dates différentes (27 avril à Mayotte, 22 mai à la Martinique, 27 mai à la Guadeloupe, 10 juin en Guyane et 20 décembre à la Réunion). Jusqu'à présent, les formes d'esclavage et de traite les plus documentées et analysées concernent la traite transatlantique. Nombre d'essais, de romans et de films, comme " 12 Years a Slave ", récemment récompensé d'un prestigieux Oscar à Hollywood, ont permis à un large public de connaître les pans tragiques de cette histoire. Mais l'Europe n'a pas eu le monopole de la traite. Il y a eu d'autres traites, au moins et sinon plus importantes, à savoir les traites orientale et transsaharienne organisées par les Arabes. Ces dernières furent tout aussi violentes et dévastatrices pour l'Afrique et leurs descendants que la traite transatlantique, et cautionnées par l'islam tout comme le christianisme a pendant longtemps justifié l'esclavage. " Alors que la traite transatlantique a duré quatre siècles, c'est pendant treize siècles sans interruption que les Arabes ont razzié l'Afrique subsaharienne ", écrit l'anthropologue et économiste sénégalais Tidiane N'Diaye, dans son livre " Le génocide voilé ". " La plupart des millions d'hommes qu'ils ont déportés ont disparu du fait des traitements inhumains et de la castration généralisée ". Sur un plan historique, écrivez-vous, la traite négrière est une invention du monde arabo-musulman. Comment cela ? "Cette pratique devait durer jusqu'à l'invasion arabe de ce pays. Une invasion qui date du VIIème siècle de notre ère et qui correspond aussi à la première traite négrière en grand. Puisque après avoir occupé l'Égypte, les Arabes qui étaient sur le sentier du Jihad, c'est à dire de la guerre sainte, avaient décidé aussi d'envahir la Nubie. Comme le seul point commun entre tous les peuples négriers ravitaillés par les Arabes était la religion, voilà pourquoi dans cet essai, j'emploie souvent le vocable d'arabo-musulmane, pour qualifier cette première traite négrière en grand, qui fut non seulement la plus longue de l'histoire de l'humanité, puisqu'elle a duré treize siècles sans interruption, mais aura également opéré une ponction humaine largement supérieure à celle de la traite transatlantique vers les Amériques. Et le plus triste dans cette tragédie, est que la plupart des déportés n'ont jamais assuré de descendance, du fait de la castration massive que pratiquaient les Arabes."
Quelles ont été les caractéristiques de la traite arabe par rapport à la traite transatlantique ?
"Pour ce qui est du bilan, j'ai dû croiser mes trouvailles dans les archives de ces pays, avec des variables que sont les témoignages directs d'explorateurs comme Cameron, Stanley, le Dr Livingstone ou Mgr Lavigerie, sans oublier les récits effrayants de marchands arabes qui opéraient dans les centres de mutilation des captifs où 70 à 80 % périssaient. Ces données confrontées ensuite aux travaux plus récents de mon confrère américain Ralph Austin, dégagent une estimation qui donne froid dans le dos. Rien que pour le Sahara, plus de 9 millions de captifs africains ont été transportés dans des conditions inhumaines dont 2 millions ont péri ou sont restés en bordure du désert. Quant à la traite orientale qui se déroulait dans les régions proches de l'océan Indien et de la mer Rouge, on évalue à plus de 8 millions le nombre de victimes. On arrive ainsi à une évaluation proche des 17 millions de morts ou de déportés dont la plupart étaient des survivants castrés par les Arabes. Force est donc de reconnaître, que cette traite arabo-musulmane fut un véritable génocide de peuples noirs par razzias sanglantes, massacres et castration massive. A titre de comparaison, si de nos jours près de 70 millions de descendants ou de métis d'Africains peuplent le continent américain, des États-Unis au Brésil passant par les Iles de la Caraïbe, seule une infime minorité de Noirs a pu survivre en terres arabo-musulmanes." Quel a été l'impact de cette traite sur l'Afrique subsaharienne ?
"Pour avoir une idée du mal, il faut savoir que les observateurs avaient constaté que pour chasser et enlever de force cinq cent mille individus, il fallait en faire périr près de deux millions d'autres (résistants ou fuyards.) Ainsi si les naissances avaient cessé à l'époque, en moins d'un demi-siècle, les régions de l'intérieur de l'Afrique ne seraient plus de nos jours, qu'une solitude désolée. Ces implosions précoloniales ont indéniablement éreinté les peuples africains, qui n'ont pas eu de répit depuis l'arrivée des Arabes. Leur conquête du continent noir, avait inauguré l'ère des ravages permanents des villages et de terribles guerres saintes menées par les convertis, pour se procurer des captifs chez des voisins qualifiés de païens. Lorsque cela ne suffisait pas, ils razziaient d'autres supposés " frères musulmans " et confisquaient leurs biens. Sous cette traite arabo-musulmane, les peuples africains étaient ponctionnés et pris en otage en permanence. Aussi, force est de reconnaître que les misères, la pauvreté, la longue stagnation démographique et les retards de développement actuels du continent noir, ne sont pas le seul fait des conséquences du commerce triangulaire, comme bien des personnes se l'imaginent, loin de là. Rien n'est comparable à l'infamie qui a ravagé les populations africaines, avec l'arrivée des Arabes et la traite négrière à grande échelle qu'ils inaugurèrent. L'Afrique en subit encore les conséquences." Pourquoi la traite arabo-musulmane est-elle si peu connue et étudiée, sinon carrément occultée ? "Alors, que des lettrés et autres intellectuels arabo-musulmans, tentent de faire disparaître jusqu'au simple souvenir de cette infamie, comme si elle n'avait jamais existé, peut encore se comprendre. Ces derniers ne se décident toujours pas à regarder leur histoire en face et à en débattre avec leurs compatriotes. Ce qui explique que ce pan de l'histoire de l'humanité, reste encore profondément enfoui dans la mémoire coupable de ces peuples qui en sont responsables. En revanche, il est difficile de comprendre l'attitude de nombreux chercheurs - et même d'Africains américains qui se convertissent de plus en plus à l'Islam - qui n'est pas toujours très saine et fortement animée par une sorte d'autocensure. Comme si évoquer le passé négrier des Arabo-musulmans revenait à essayer de minimiser la traite transatlantique. C'est ainsi qu'un voile de silence a longtemps recouvert cette sombre page de notre histoire commune, parce qu'on y observe une étrange amnésie même de la part des élites noires. Elles ont du mal à passer d'une vision mémorielle affective de ce génocide, pour des raisons de solidarité religieuse, à tout simplement une approche distanciée et scientifique de l'histoire qui elle, ne traite que de faits avérés, comme c'est le cas pour la traite transatlantique. Voilà pourquoi le but de mon travail à travers cet ouvrage est tout simplement de lever le voile et sans complaisance, sur cette sombre page de notre histoire commune, pour éviter aussi que le travail de mémoire engagé sur les traites négrières et plus généralement sur le martyr des peuples noirs, ne continue que dans un sens hypocritement sélectif en braquant uniquement les projecteurs sur le crime des Occidentaux. Car à mon sens, par une telle approche, la démarche historique ne saurait en aucun cas en être éclairée." Tidiane N'Diaye, " Le génocide voilé " - éditions Gallimard, 2008, 254 pages.Tidiane N'Diaye a également publié aux éditions Gallimard " Le jaune et le noir " (2013), une enquête historique sur la stratégie économique et politique de la Chine en Afrique, ainsi que " Par-delà les ténèbres blanches " (2010), un ouvrage sur la résistance des Sud-Africains à l'apartheid et le parcours de Nelson Mandela.
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