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Société, # |
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L'actuel débat médiatique autour du " communautarisme " m'a incité à relire les pages que j'ai consacrées à la question dans mon livre paru en 2005 : La République enlisée. Pluralisme, " communautarisme " et citoyenneté. Il s'agit bien d'une " question " au sens fort du terme, une question épineuse, qui mérite d'être prise au sérieux. Or, dans les mains des " terribles simplificateurs ", cette question difficile est devenue un terme indistinct fonctionnant comme un slogan répulsif. Le consensus anti-communautariste suspect aujourd'hui observable, ainsi que les usages politiques grossièrement démagogiques de la dénonciation d'un " communautarisme " aux frontières floues, m'ont conduit à fabriquer, à partir d'extraits de "La République enlisée", un article de synthèse sur la question (1). Je pense ainsi contribuer à clarifier l'objet même du débat, en me risquant à définir une notion obscurcie par les dialogues de sourds et les usages démagogiques. Le terme " communautarisme " est utilisé, surtout en langue française (depuis les années 1980), pour désigner avec une intention critique toute forme d'ethnocentrisme ou de sociocentrisme, toute autocentration de groupe, impliquant une autovalorisation et une tendance à la fermeture sur soi, dans un contexte culturel dit " postmoderne " où l'" ouverture ", et plus particulièrement l'" ouverture à l'autre ", est fortement valorisée - ce qui redéfinit l'orientation " cosmopolite ". Le nouveau cosmopolitisme culturel illustre un universalisme faible, d'orientation hédoniste : l'universel auquel il renvoie ne transcende pas les différences, il réside dans les différences ; il n'impose rien, il n'oblige à rien, sinon à respecter les normes du bien-être. Cet universel " sympa " est sans passé ni futur, sans mémoire ni espoir : il s'inscrit dans le présent perpétuel de la " société de satisfaction immédiate ", où les consommateurs de morale " sans obligation ni sanction " sont les mêmes qui font leur marché ou leur jogging. Point de devoir contraignant ni d'impératif catégorique, mais une chaude recommandation : " être soi-même " et " bien communiquer " (donc " être à l'écoute de l'autre "), bref, " être bien dans sa tête, dans son corps, dans sa culture, dans sa communauté ". Ou encore : savoir jouir de soi comme d'autrui. L'opposition symbolique structurante est ici " fermé/ouvert ", qui recouvre une différence de valeur (" mauvais/bon "). La valeur des valeurs, c'est " l'ouverture ". L'accusation de " communautarisme " est disqualifiante dans le champ des croyances et des valeurs dites " postmatérialistes (2)" (qu'on peut aussi qualifier d'" individualistes " ou de " libérales-libertaires ") : tolérance, ouverture, liberté d'expression, flexibilité, métissage, etc. Le " communautariste " épinglé dans l'espace public est suspecté de défendre des valeurs " archaïques ", prémodernes ou antimodernes. Il est porteur d'une coupable " rigidité ", alors qu'il importe d'être " ouvert au changement ", de savoir s'adapter, de se montrer malléable. dénonciation du " différentialisme " fondé sur l'absolutisation ou la réification de la différence (ou des différences), mais éloge de la différence (ou des différences) en tant que valeur intrinsèque. Si le mot " communauté " est défini dans tous les dictionnaires de langue (autour d'un noyau dur : une collectivité sociale supposée réellement existante dotée d'une unité et d'une identité), il convient de souligner une nouvelle fois que le mot " communautarisme " ne faisait toujours pas l'objet d'un article dans la nouvelle édition (2002) du Petit Robert (on trouvera une entrée " Communautarisme " dans l'édition 2007 du Petit Larousse illustré). Indice de prudence ou symptôme d'un malaise ? Ce mot en " isme " était pourtant alors d'usage courant depuis deux décennies. Il faut considérer de près la catégorie de " communauté " lorsqu'elle recouvre celle de groupe ethnique, et, partant, fait surgir les mêmes questions épineuses que cette dernière. Mais il faut commencer par dessiner brièvement le contexte international, dont l'interprétation fait surgir nombre de paradoxes. L'interprétation globalisante vient à l'esprit de nombre de sociologues et de politologues : une " tribalisation du monde " serait en cours, elle constituerait même l'horizon du devenir planétaire du genre humain. Mais cette détermination de la marche politico-culturelle de l'humanité se heurte aussitôt à la thèse de l'" individualisation du monde ", soutenue par d'éminents spécialistes de l'analyse des relations internationales. Pour les herméneutes optimistes qui voient tout en rose, les " progrès " de l'individualisme sont attestés notamment par l'extension planétaire du processus d'attribution aux individus de certains droits, processus d'universalisation effective du principe d'égalité : avec l'individualisation s'affirmeraient toujours plus fortement les droits de l'homme. Le dilemme ne cesse de renaître dans le champ des débats et des controverses : tribalisation croissante ou individualisation montante ? La question peut être retraduite sans perte d'information par cette autre : communautarisation ou " atomisation " individualiste ? Si l'on consent à descendre du ciel des concepts où ces derniers s'affrontent en une " guerre des dieux ", on observe que la communautarisation va de pair avec l'individualisation, ou encore, pour les herméneutes pessimistes, que la pulvérisation individualiste du lien social n'est nullement exclusive d'une vaste processus d'uniformisation culturelle du monde humain, violence symbolique qui provoque à son tour des réactions tribales ou communautaires plus ou moins violentes. Ces réactions ne sont pas pour autant créées ex nihilo, elles ne doivent pas être conçues comme " secondaires " par rapport à leurs causes qui seraient " premières " ou " originaires ". Ce sont là des réactions circulaires dont l'effet global est toujours négatif. Dans le cadre des conflits de valeurs et de normes qu'on a de bonnes raisons de considérer comme caractéristiques de la modernité, la prépondérance de l'individualisme égalitaire, loin de pacifier le champ politico-culturel par homogénéisation et réconciliation, provoque d'infinies réactions identitaires et anti-égalitaires. Tel est le paradoxe : la globalisation, qui unifie communicationnellement l'espèce humaine, l'individualise et la (re)communautarise en même temps. La temporalité linéaire et relativement prévisible de la vision du " Progrès dans l'Histoire " subit une nouvelle éclipse, l'histoire redevient un récit dont la signification s'efface et dont la direction se recouvre d'obscurité. L'ordre de succession des événements perd sa double présomption d'intelligibilité et de nécessité, l'imaginaire de l'avenir n'est plus porté par la confiance et l'espérance (3). Voilà qui semble donner raison, une fois de plus, au visionnaire qui prendrait à la lettre la proposition célèbre de Shakespeare à la fin de Macbeth : " C'est une histoire que conte un idiot, une histoire pleine de bruit et de fureur, mais vide de signification. " Pour ceux qui croient possible une approche objectiviste de l'ethnicité, les membres d'un groupe ethnique sont supposés partager un certain nombre de caractéristiques culturelles permettant de les reconnaître et, corrélativement, de les différencier des membres de n'importe quel autre groupe. Les définitions réalistes de l'ethnicité paraissent cependant naïves, et tendent à négliger la dimension fictive, voire mythique, de toute identication ethnique. Le mythe fondateur de tout groupe ethnique est le mythe d'un ancêtre commun, interprété d'une façon non racialiste (non pas en termes de " communauté de sang ", mais en termes de croyances et de manières d'être particulières). Le fondement de l'ethnicité ou de l'identité ethnique est donc avant tout d'ordre psychosocial : le sentiment d'une commune origine et d'une commune appartenance. Reconnu comme tel, ce sentiment est censé donner une assise à l'estime de soi des membres du groupe, dont l'auto-affirmation identitaire est reconnue comme légitime. C'est sur ce sentiment que se fondent diverses revendications, dont la première est la reconnaissance étatique et si possible internationale. On peut qualifier de " communautariste " ce type de revendication. Le groupe ethnique, en agitant divers symboles identitaires, s'affirme souvent en s'opposant (à un État national qui ne lui reconnaît nulle légitimité), et en exigeant le respect de ses droits culturels particuliers. La catégorie de groupe ethnique se confond alors avec celle de minorité culturelle. Lorsque l'identité ethnique est politiquement mobilisée, et exploitée symboliquement par un groupe dominant, elle peut nourrir et justifier l'exigence d'une " purification " ethnique de la population, impliquant l'expulsion ou l'extermination de tous les membres de groupes ethniques autres que le groupe dominant.
Tolérer ne signifie pas ici supporter ce qui est jugé difficilement supportable, mais respecter inconditionnellement les manières d'être et de penser d'un groupe, en évitant de dévaloriser son auto-représentation et d'affecter l'estime de soi de ses membres. C'est pourquoi le recours au langage " politiquement correct " dérive nécessairement de la politique de la reconnaissance : l'impératif non discutable est qu'il faut éviter de porter atteinte à l'image ou à la dignité de tout groupe social " minoritaire ". Dans cette perspective, le modèle de l'assimilation est récusé en ce qu'il ferait violence aux spécificités ou aux particularismes jugés intrinsèquement et également respectables. Il s'agit, selon la version minimaliste du multiculturalisme normatif, de réaliser le " projet de vivre ensemble avec nos différences (7) ". Mais l'on doit aussitôt relever que certains théoriciens de la laïcité présentent celle-ci comme le meilleur moyen d'assurer la coexistence des différences. Laïcité et multiculturalisme partagent cette présupposition différentialiste, que résume le cliché récurrent du discours antiraciste : " Vivre ensemble avec nos différences ". Entre la vision multiculturaliste et son ennemi, il y a donc une zone d'ambiguïté, dans laquelle se forment divers malentendus. L'antiracisme, sur la base de la présupposition différentialiste, peut en effet s'orienter soit vers le pôle laïque, soit vers le pôle multiculturaliste (éventuellement rebaptisé " nouvelle laïcité " ou " laïcité plurielle "). L'impératif de maintenir la distance sociale ou de préserver la pureté de l'identité culturelle exclut l'assimilation à la française comme le " melting-pot " à l'américaine (idéal politico-culturel plutôt que réalité sociologique). La communauté des citoyens formant la nation disparaît au profit d'un ensemble de consommateurs de produits ou de signes identitaires (transnationaux ou infranationaux) ou de membres de communautés ethniques. L'identité civique disparaît dans le creuset de l'identité ethnique mêlée à l'identité consumériste. Les interactions du marché et des identités culturelles, débouchant sur l'offre de produits ou de publicités ciblés, ont pour résultat un renforcement des stéréotypes raciaux et ethniques. Dans la " démocratie des identités " célébrée par les idéologues du multiculturalisme, il n'y a plus de solidarité nationale, il n'y a que des solidarités ethniques en concurrence ouverte ou en conflit. Les conflits sociaux sont transformés en conflits ethniques, ou, pour le moins, font l'objet d'une imprégnation ethnique. L'espace social postnational est ainsi ethnicisé, voire racialisé, et ce, le plus souvent, au nom de l'antiracisme. Il y a donc de bonnes raisons de dénoncer le " communautarisme ", en ce que celui-ci impose aux individus de se ranger sous des étiquettes. Penser communauriste, c'est penser selon des stéréotypes, c'est ne percevoir que des ethnotypes. C'est donc contribuer à un durcissement des identités collectives, mises en opposition et en concurrence. D'où le soupçon, qui ne cesse de renaître depuis le lancement des politiques multiculturalistes ou " pluriculturelles ", que celles-ci ne seraient que des politiques de ghettoïsation, voire d' apartheid, idéologiquement camouflées (8). Ce qui ne doit pas nous faire oublier le fait que nombre de leurs défenseurs, aux États-Unis notamment, les justifient en tant que moyens privilégiés d'intégration des groupes minoritaires (9). La ghettoïsation relèverait dès lors de l'effet pervers.
Cette conversion à l'utopie de la " mondialisation heureuse " d'une fraction importante de l'élite politico-intellectuelle, au nom du " pluralisme " ou de la " tolérance " et des " idées progressistes ", requiert un examen critique, qui paraît d'autant plus urgent que ladite conversion constitue l'un des indices de l'américanisation ou, plus exactement, de l'anglo-saxonisation culturelle de l'Europe, processus néo-colonial non reconnu comme tel du fait que lesdites élites, ayant abandonné l'exigence de la lucidité critique et soumises au terrorisme intellectuel pesant sur tout attachement national, se sont massivement ralliées aux valeurs et aux normes de la mondialisation " plurielle ", serait-ce à travers un européisme de bon ton. Ce qui est ainsi importé en Europe par les élites " progressistes ", en dépit de leur antiaméricanisme rabique, c'est l'une des dimensions les plus contestables de la civilisation américaine mondialisée, soit le plus efficace moyen de provoquer la désintégration conflictuelle des communautés politiques. Le multiculturalisme politique - ou la politique des identités - se fonde sur un principe fondamental, celui du respect inconditionnel du " droit à la différence " des communautés minoritaires, présumées victimisées ou victimisables, revendiquant le droit de vivre et de penser selon leurs valeurs et leurs normes identitaires respectives. Le multiculturalisme politique ou institutionnel constitue donc, au sens strict, un modèle de société multicommunautaire, qui s'oppose sur l'essentiel au modèle républicain de la nation ou, plus précisément, au modèle de la nation civique, idéal politique illustré imparfaitement, sur le plan historique, par la nation à la française. Son contenu est la " communauté des citoyens ", c'est-à-dire une communauté politique impliquant l'existence de citoyens qu'il a fallu former par un système d'instruction et d'éducation fondé sur le principe méritocratique et ordonné à la réalisation d'un type d'individu se caractérisant par son autonomie, capable de prendre une suffisante distance vis-à-vis de ses origines et de ses appartenances, de ses héritages culturels et de ses croyances (religieuses ou non). Il n'est pas de communauté de citoyens sans un refroidissement des passions identitaires ni sans une relativisation des opinions. Il convient cependant d'insister sur un point, afin de chasser une idée reçue : le multiculturalisme (ou le pluriethniqme) factuel, restant dans les limites de la société civile - distincte de la communauté politique -, ne pose aucun problème insoluble à la tradition républicaine dans sa variante française, marquée par l'idéal régulateur d'assimilation et par le principe de laïcité comme principe de séparation garantissant la coexistence des croyances. C'est le multiculturalisme institutionnel ou le multicommunautarisme normatif, en tant qu'horizon ou projet politique, qui constitue une menace ou un défi pour la tradition républicaine à la française, notamment en ce qu'il s'attaque directement au principe de laïcité et à la norme juridico-politique d'égalité de tous les citoyens devant la loi. Le multiculturalisme de fait, pour ainsi dire infra-politique ou anté-politique, relevant strictement de l'espace civil ou de la sphère privée, est quant à lui compatible avec le principe de la liberté de conscience garanti par le texte de 1905, qui donne un cadre à la coexistence des diverses opinions dites " philosophiques " et des croyances religieuses - ces dernières étant souvent corrélées à des appartenances ethniques. Le principe de laïcité fonctionne à la fois comme un principe de relativisation des opinions et des croyances, et comme un opérateur d'apaisement des passions liées à des allégeances, des préférences, des appartenances ou des fidélités de groupe. À certains égards, le multiculturalisme apolitique ou anté-politique n'est qu'une certaine interprétation culturelle de la société civile, quelque chose comme le supplément d'âme " culturaliste " de la société de marché, qui reconnaît en principe la diversité des consommateurs. Mais le marché se venge et transforme vite en produits et en marchandises les identités culturelles, les intégrant dans le système de l'offre et de la demande. Les passions identitaires sont alors instrumentalisées par les intérêts concurrentiels. L'espace public risque ainsi de se transformer insensiblement en espace conflictuel, plus précisément multiconflictuel, créant inévitablement des inégalités inter-communautaires, instables et toujours contestables parce qu'en rapport avec l'équilibre provisoire des forces en présence. La reconnaissance de citoyennetés multiples, diversifiées selon les identités groupales revendiquées, implique le non-respect du principe d'égalité des citoyens devant la loi, c'est-à-dire du principe qui organise le pluralisme dans les sociétés démocratiques modernes. C'est ce principe que les partisans du multiculturalisme d'État prennent la responsabilité d'abandonner. Il n'est plus de solidarité qu'intra-communautaire. Bref, la communauté politique n'a plus comme telle d'unité, elle s'évanouit au profit de la multiplicité des micro-communautés ethniques tendant à la territorialisation de leurs populations respectives - du quartier à la cité et à la région. Les frontières se reforment et se multiplient - des frontières de tous ordres -, instituant un quadrillage ethno-religieux de l'espace social. Faut-il y voir l'émergence d'une société civile sans État ou à État minimum ? Disons plutôt que risque ainsi d'émerger une société incivile et incivique, où la citoyenneté démocratique serait remplacée par le choc des égoïsmes de groupe à l'avidité insatiable et par des micro-xénophobies de contact, engendrées par l'incompatibilité des traditions culturelles. La grande spécificité négative des États-Unis est qu'ils se sont formés sur la double base du génocide et de l'ethnocide des populations indigènes de l'Amérique du Nord, et développés par recours à la traite des Noirs d'Afrique, puis à travers un ordre social-racial lié au système esclavagiste. D'où l'émergence, après la campagne réussie en faveur des droits civiques, des politiques récentes de reconnaissance, de réparations et de repentance. C'est pourquoi, si l'on réduit le multiculturalisme américain, comme le fait par exemple Paul Ricœur, à " une réévaluation positive du passé familial et ethnique remontant à deux ou trois générations (15)", donc à une réaction compensatrice visant à restaurer l'estime de soi de groupes historiquement victimisés, le multiculturalisme, adapté à une société faite d'immigrations multiples et successives, et composé de minorités organisées, constitue un phénomène relativement positif, pour autant qu'il se développe dans le silence de la loi. Il constitue à la fois un appel à respecter la dignité de formes de vie ethno-culturelles jusque-là méprisées (les " racines " étant explorées à travers la mémoire de l'esclavage et de la ségrégation raciale), et une résistance à l'homogéisation de la société médiatique de marché, une réaction contre " l'impitoyable nivellement (16)" qu'elle provoque. Le multiculturalisme ne devient une menace pour le pluralisme démocratique et la paix civile que lorsqu'il s'accompagne de programmes de " discrimination positive " ou d'" action affirmative (17) ", prétendant corriger de façon autoritaire la discrimination sociale réelle de certains groupes par des contre-discriminations légales, volontaires et contraignantes. Il nourrit alors la compétition inter-ethnique, inter-religieuse ou inter-sexuelle, qui tend à se substituer au système méritocratique impliquant de garantir l'égalité des chances entre individus. La rivalité inter-ethnique, en particulier, peut se radicaliser, à la moindre étincelle (un fait divers), en conflits relevant de la guerre civile. Cette dernière commence par la guerre civile dans les représentations et le langage, dont le plus visible indice est l'émergence d'un système de codification du choix des termes désignant certains groupes " minoritaires ". Ce dispositif illustre la mise en place d'une nouvelle forme de terrorisme intellectuel exercée par divers groupes de pression " minoritaires ", au nom du respect dû en général aux " minorités ". En témoignent le débat récurrent, d'abord aux États-Unis, puis dans divers pays européens, autour du " politiquement correct ", ainsi que la mobilisation de certaines minorités actives pour élargir indéfiniment le champ d'application de la lutte contre les exclusions et les discriminations, souvent dans l'objectif équivoque d'une auto-défense communautaire. En second lieu, en ce que les mesures étatiques en faveur des groupes supposés victimisés font sortir la puissance publique de sa réserve, qui est pourtant la garantie de la tolérance civile (18). L'État cesse d'être laïque. À la coexistence des libertés et à l'espace de tolérance qu'elle ouvre, le multiculturalisme politique substitue la séparation des communautés - légitimant ainsi ségrégation et auto-ségrégation - et l'espace de discrimination conflictuelle que celle-ci institue. La délaïcisation est une ethnicisation. Elle va de pair avec la délégitimation du principe - inséparablement individualiste et universaliste - de libre examen, composante essentielle de l'idéal rationaliste du " penser par soi-même ", qui s'étend au juger et à l'agir par soi-même. Ainsi compris, l'idéal d'autonomie suppose la mise en question de toutes les formes de l'argument d'autorité, y compris la forme ethnocentrique, communautariste ou identitaire qu'il est susceptible de prendre (du type : " C'est bon, juste, vrai, parce que c'est nôtre "). Comme le nationalisme xénophobe, le communautarisme ethno-religieux enferme les individus dans tel ou tel système de normes, il soumet les choix individuels aux préférences de groupe, il limite, voire détruit la liberté de penser et d'agir. Il transfigure le fait que les communautés autoritaires tiennent en laisse les individus. À cet égard, il fonctionne à la manière de tous les " ismes " réalisés qui emprisonnent la puissance de penser, entravent la liberté de penser hors des préjugés et contre eux, disqualifient la volonté d'autonomie, et font disparaître les libertés individuelles dans un grand tout collectif, qui seul a des droits parce qu'il monopolise la puissance, et des droits sur les individus. Le racisme d'État, le vieux chauvinisme, l'ethnonationalisme xénophobe contemporain, le darwinisme social qui est l'idéologie spontanée du capitalisme sans entraves, le communisme totalitaire, tous ces systèmes sociopolitiques, qui ont su séduire et mobiliser, ont historiquement prouvé leur puissance d'écrasement des libertés et des droits individuels. Les slogans des entrepreneurs de communautarisme ou de multicommunautarisme, que des chefs d'orchestre avisés transposent en chants de sirène du pluralisme et de la tolérance, attirent dans un piège comparable les plus naïfs de nos contemporains. Il faut nécessairement choisir entre l'humanisme civique, qui libère, et le communautarisme, qui enferme. Mais ce qu'il est convenu d'appeler humanisme se définit nécessairement par rapport à un processus d'éducation continue qui constitue le modèle de la vie démocratique. Point de démocratie sans foi dans l'éducation du citoyen, qui est expérience en vue de l'avenir. Comme Dewey l'a bien vu, l'activité démocratique est à la fois expérience, reprise réflexive de l'expérience et réordonnancement sans fin de celle-ci : Aujourd'hui, les démagogues identitaires ne manquent pas, à tous les paliers des revendications différentialistes (de l'ethno-région à la nation ethnique, de la minorité ethnique politiquement organisée au mouvement national-populiste, du réseau islamiste aux organisations sectaires fondées sur " l'orientation sexuelle "). Ils sont d'autant plus dangereux qu'ils ont appris à parler la langue de miel de l'appel à la tolérance et du respect des différences, culturelles et autres. Contre ces démagogues, il n'est qu'un seul combat qui vaille : former des citoyens libres et actifs, c'est-à-dire responsables. Pierre-André Taguieff 1 Cet article est donc constitué d'extraits de P.-A. Taguieff, La République enlisée. Pluralisme, " communautarisme " et citoyenneté, Paris, Éditions des Syrtes, 2005. Les notes ont été supprimées ou allégées, et quelques passages légèrement retouchés.
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