Je suis myope. C'est-à-dire que lorsque je regarde sans lunettes je vois flou. Je vois des silhouettes, mais pas les visages. Je n'arrive pas à lire les panneaux, j'ai presque l'impression d'être en Chine et d'avoir à déchiffrer des codes dans une langue inconnue.

Je mets mes lunettes et bim! Choc immédiat. Je parviens à reconnaître les gens, à lire les panneaux. Dernièrement, j'ai même pensé à opérer, parce qu'aujourd'hui on peut opérer et le lendemain c'est déjà terminé. Une merveille!

Je suis aussi raciste. Je pensais que je ne l'étais pas, mais je le suis. Et comme la myopie, je ne le savais pas.

J'ai découvert que j'étais myope lorsque l'un de mes professeurs de fac me fît remarquer que je plissais les yeux pour voir au tableau. J'ai passé les tests et effectivement, j'étais myope. Quelle merde, je ne l'imaginais pas. J'allais donc devoir accepter le fait de porter des lunettes. Je me souviens que lorsqu'il me l'a dit, ça m'a mis en colère. "Comment ça?! De quoi il parle? Je vois très bien!"

C'est que je n'ai pas été toujours myope. Lorsque je suis né, ma vision était excellente. Je passais même les tests régulièrement car je voulais être pilote d'avion. Jusqu'à mes 18 ans, j'ai toujours eu 10 aux deux yeux. Puis, à cause des études et des lectures tardives, ma vision a baissée, imperceptiblement, mais elle a baissée. Je devenais myope.

Le racisme a quelque chose de semblable. Je ne suis pas né raciste. Je me souviens même d'avoir demandé à ma mère ce qu'était le racisme et pourquoi certains n'aimaient pas les noirs. Je ne comprenais pas. Plus tard, adulte disons, j'ai lu, pas mal. Entre autre sur le racisme histoire de faire parti des gens "conscients" du problème.

Les lectures furent mes tests périodiques. Je lisais sur le sujet, donc j'étais informé, donc "conscient" et je pouvais ainsi me préserver du fait d'être raciste.

Seulement, il m'est arrivé une mauvaise surprise. J'ai réalisé que j'avais été contaminé. Je ne m'étais rendu compte de rien, jamais je n'aurais imaginé ça. Sans m'en apercevoir, ma vision avait été modifiée.

La prise de conscience est arrivée quand j'ai vu une femme avec une poussette, une femme noire, avec un bébé blanc. La scène aurait pu se limiter à ça, en fait elle se limitait à ça, mais j'ai vu plus que cela.

Je me suis énervé, parce que toutes ces nounous, ça m'énerve. Au Brésil, il y a des parents qui ne touchent presque plus leurs enfants, la nounou fait tout. Les parents font un petit sourire de temps en temps en se retournant vers la nounou qui pousse obligeamment la poussette pendant qu'ils se baladent le dimanche. Et je me suis surpris: qui m'avait dit qu'elle était nounou? Elle n'avait pas "d'uniforme" (au Brésil, il est particulièrement apprécié d'utiliser des "uniformes" pour signaliser les servants: blanc pour les nounous et déguisement de femme de chambre de XIXème pour les "domestiques").

Je me suis dit, si cela avait été le contraire? Un bébé noir et une femme blanche. Et d'un coup, j'étais face à mon petit racisme ordinaire. Pris sur le fait en somme. Evidemment que j'allais considérer qu'il s'agissait d'un enfant adopté. Les femmes blanches adoptent les enfants noirs et les femmes noirs sont les nounous des enfants des femmes blanches. Évidence prédéterminée par notre société, surtout au Brésil.

J'avais été contaminé par cette maladie sans le percevoir. Je n'ai pas vu par où elle est entrée, mais le fait est qu'elle était bien à l'intérieur.

A partir de cet événement, j'ai réalisé que j'allais devoir subir le traitement contraire à celui de la myopie: retirer mes lunettes. Ces lunettes que la société construit, jour après jour, pour orienter, polluer et réduire notre vision. Et le plus dramatique est qu'il n'y a pas de chirurgie pour ça, il s'agit d'une maladie chronique, un parasite alimenté par les détritus de notre société et qui grandi dans la chaleur de notre corps. Et cela n'a rien de sympathique de traité cela, rien de plus énervant que de découvrir en nous ce genre de chose, mais ensuite on voit bien mieux. J'ai eu la rage de mon prof qui m'a dit que j'étais myope, mais ensuite je suis parvenu à lire la nuit sans mes incessants maux de tête, grâce à mes lunettes.

Reste une peur, ou un défi : combien d'autres horreurs ont été construites en moi que je n'ai encore découvertes?