Société, # |
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Attablé à un café, Merhawy Abrahale déroule son histoire dans un hébreu fluide saupoudré d'idiomes à la mode. Avec son bouc soigneusement taillé et sa boucle d'oreille, ce cuisinier érythréen de 31 ans, arrivé en Israël en 2011, serait presque la caricature du Tel-Avivien type, si ce n'était ce crucifix qu'il a autour du cou. Mais aux yeux du gouvernement israélien, il reste un "infiltré", vocable officiel désignant les 38 000 migrants africains présents dans le pays. Depuis fin décembre, ces derniers sont confrontés à un impitoyable ultimatum qui expire le 1 er avril : le départ ou la prison. Dimanche dernier, le ministère de l'Intérieur a envoyé ses premiers avis d'expulsion aux hommes célibataires, soit la majorité des cas. Leurs options ? Récupérer 3 500 dollars (2 800 euros) à l'aéroport avec un ticket d'avion pour un pays tiers africain, ou bien la détention, d'une durée indéfinie, en Israël. L'histoire de Merhawy Abrahale est semblable à des milliers d'autres. Le service militaire à vie en Erythrée, la désertion avec quelques frères d'arme à la tombée de la nuit, les journées de marche dans le désert jusqu'au Soudan. Ensuite, les camps de l'ONU où les histoires de kidnappings par les Bédouins et de traite d'esclaves le terrifient. Il rêve d'Europe, prend la direction de la Libye, travaille au noir à Tripoli pendant un an pour payer sa traversée de la Méditerranée. Par trois fois, les Libyens coupent court à ses tentatives. " C'était l'époque de Kadhafi, c'était très dur de passer", élude-t-il, laissant en suspens les passages les plus sombres du périple. Il entend dire qu'Israël, "c'est presque comme l'Europe", malgré le "balagan" (bordel, en hébreu) qui règne dans la région. Direction le Sinaï donc, à travers l'Egypte, pour 2 000 dollars. A l'époque, la frontière avec Israël est poreuse voire inexistante. "Les passeurs nous déposaient en voiture dans le désert et nous montraient une direction. On marchait toute la nuit et, à l'aube, on tombait sur les soldats israéliens." Mur de 242 kmEn 2010, jusqu'à 1 300 migrants entrent ainsi chaque mois sur le territoire. Pour tarir ce flux, ainsi que divers trafics - drogue, armes, prostituées - sur cette route, l'Etat hébreu érige un mur de 242 kilomètres, de la bande de Gaza à la station balnéaire d'Eilat. Son édification prend fin en 2014. Depuis, la très droitière coalition de Benyamin Nétanyahou se félicite de sa redoutable efficacité : en 2016, seules 16 personnes sont parvenues à passer outre, zéro en 2017. Environ 50 000 migrants (dont 70 % d'Erythréens et 20 % de Soudanais) se sont installés en Israël entre 2006 et 2012. La plupart vivent encore et travaillent dans le sud de Tel-Aviv, où il suffit de passer une tête dans les cuisines des nombreux restaurants pour apercevoir l'un d'eux à la plonge. Ces dernières années, certaines rues du quartier populaire de Neve Sha'Anan, enfilades de coiffeurs afro et de bars à chicha, se sont transformées en mini-Asmara (la capitale érythréenne). Une partie des habitants historiques, instrumentalisés par des groupuscules d'extrême droite, accusent ces nouveaux arrivants d'être responsables de l'insécurité de la zone. Elle a pourtant toujours traîné une sordide réputation, due à l'immense gare routière qui en est le centre interlope et névralgique. Ce qui ne fait aucun doute, c'est que la densité de population a explosé dans ce quartier, avec son lot d'exploitation de la misère et de faits divers. Au fil des ans, les visites dans le sud de Tel-Aviv sont devenues une étape obligée pour Benyamin Nétanyahou avec, à chaque fois, la promesse d'expulser les "infiltrés". La Cour suprême a fini par lui accorder un blanc-seing en décembre, après avoir reconnu la sûreté des pays tiers africains - Rwanda et Ouganda - où seront envoyés la majorité des migrants refusant de rentrer dans leur pays. Les deux pays auraient passé des accords officieux avec l'Etat hébreu : la presse parle d'un deal à hauteur de 5 000 dollars (4 000 euros) par migrant accueilli au Rwanda. Kigali dément. Selon l'ONU, environ 4 000 demandeurs d'asile auraient déjà "volontairement" accepté une première version du plan israélien, se laissant expulser vers l'une des deux destinations. Depuis, les médias israéliens ont diffusé les témoignages de migrants regrettant amèrement leur choix, narrant des vies de SDF aux papiers confisqués et sans permis de travail dans les rues de Kigali. D'autres ont raconté avoir été conduits par des officiers rwandais à la frontière avec le Soudan du Sud ou l'Ouganda, et forcés de quitter le pays. Des "fake news" pour le ministre israélien de l'Intérieur, Arié Dery, qui jure que seuls les "infiltrés économiques" seront expulsés et les "véritables réfugiés" épargnés. Sauf que le gouvernement Nétanyahou semble avoir une définition extrêmement restreinte du statut de réfugié. Sur la dizaine de milliers de demandes déjà traitées, seule une dizaine d'Erythréens et un seul et unique Soudanais ont obtenu un tel sésame en Israël. Dans l'Union européenne, ce sont 90 % des demandeurs érythréens et 56 % des Soudanais qui obtiennent l'asile. En outre, l'Etat hébreu a mis en place une série d'humiliations administratives pour inciter les migrants au départ. D'abord l'obligation de renouveler en personne son "permis temporaire", dont la durée varie aléatoirement d'un à deux mois, aux guichets débordés de l'antenne du ministère de l'Intérieur de Bnei Brak, à l'est de Tel-Aviv, où les interminables files d'attente sont devenues la norme. Ceux qui ont épuisé les recours sont envoyés pour des durées variables au centre de détention "ouvert" d'Holot, en plein désert du Néguev, où ils ont l'obligation de passer toutes leurs nuits. Enfin, depuis mai, les entreprises employant des demandeurs d'asile ont l'obligation de prélever 20 % de leurs salaires pour les placer dans une "cagnotte" que ces derniers ne pourront débloquer qu'à l'aéroport au moment de quitter le pays. Le ministère de l'Intérieur, qui se donne deux ans pour identifier et expulser l'ensemble des migrants, a promis des bonus aux fonctionnaires qui se porteraient volontaires. HumiliationsFace à une opinion publique longtemps inerte, les activistes ont multiplié les happenings : migrants en pagne et chaînes aux pieds devant la Knesset ; manifestations hebdomadaires devant l'ambassade du Rwanda, au cri de "Kagame, nous ne sommes pas à vendre", visages barbouillés de blanc, pancartes "Si l'on était blanc, on pourrait rester", et dos nus exposant les cicatrices de la traversée du Sinaï... Les promigrants estiment que c'est justement la nature juive d'Israël, l'ethos hébraïque du "tikkun olam" (la "réparation du monde") qui les oblige à combattre cette politique d'expulsions massives. "Le peuple juif est un peuple de réfugiés. L'éthique juive veut qu'on ne se comporte pas envers l'étranger comme on a pu se comporter envers nous. Au contraire, on doit l'aimer comme soi-même", martèle Nava Hefetz, l'une des trois femmes rabbins à l'origine de l'initiative Miklat Israël ("Israël le refuge"). Le but : créer un réseau de familles prêtes à héberger les migrants. Selon elle, 2 700 foyers se seraient portés volontaires. Le mouvement, placé sous l'égide d'Anne Frank, s'est attiré les foudres des soutiens du gouvernement. "Cette invocation de l'Holocauste pour retourner l'opinion est pour le moins cynique", se désole Yonatan Jakubowicz, ex-journaliste devenu le porte-voix du Israeli Immigration Policy Center (IIPC), un think tank clamant son indépendance malgré sa défense inconditionnelle du plan gouvernemental. "Nous ne mettons pas un signe égal entre la Shoah et ce qu'il se passe en Israël, évidemment, répond Nava Hefetz. Mais il y a une histoire derrière le symbole Anne Frank, celle d'un jeune Erythréen qui a traduit son journal à l'école. La première question qu'il a posée à un soldat israélien c'était : "Tu connais Anne Frank ? Alors, tu vas me comprendre." C'est l'histoire universelle des peuples qui souffrent et cherchent la sécurité." D'autant que les migrants africains ne présentent pas de "menace démographique", éternelle crainte israélienne, comme le souligne Merhawy Abrahale : "On est que 40 000, on n'est pas un péril pour l'identité juive. On travaille dur, le peuple nous accepte, je ne comprends pas la logique. Sauf si c'est du simple racisme." DésastreCes dernières semaines, plusieurs pétitions ont obtenu des milliers de signatures : docteurs, pilotes d'avion, diplomates, rabbins et rescapés de l'Holocauste ont rappelé le gouvernement à ses "obligations". Bien que soutenu par les deux tiers des Israéliens, le programme d'expulsions, qui n'avait jusqu'alors pas fait débat, s'est transformé en nouveau désastre de relations publiques pour Israël. Jeudi soir, le président, Reuven Rivlin, a tenté d'arrondir les angles auprès des ambassadeurs d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine : "Nous avons dû prendre le taureau par les cornes et décider que nos pauvres passent avant les pauvres des autres [...] même si ces décisions peuvent parfois être perçues difficilement." Le chef d'Etat a néanmoins concédé que pour les 5 000 enfants de demandeurs d'asile, "ceux qui ne parlent que l'hébreu et rêvent d'un jour intégrer notre armée", une autre solution devra être trouvée... Pour Yonatan Jakubowicz, si Israël doit se montrer inflexible, c'est pour ne pas créer un "appel d'air" et prendre plus tard des mesures "comme l'accord passé par Merkel avec la Turquie, ou ce qui se passe à Calais ! C'est tout ou rien en Europe, vous êtes passés des frontières grandes ouvertes à la sévérité extrême. Israël, en comparaison, est dans le juste milieu : le Rwanda et l'Ouganda sont des pays sûrs, c'est l'ONU qui le dit". Dans la cuisine du bar, Merhawy Abrahale écoute sans cesse la radio Erena, seule fréquence érythréenne indépendante émettant depuis Paris. Un ami ayant rejoint l'Ouganda lui a annoncé sur Skype qu'il reprenait la route de l'Europe, au risque d'y perdre la vie. Merhawy Abrahale, lui, compte sur son frère pour un rapprochement familial au Canada. "Les manifestations m'ont redonné un peu d'espoir", dit-il. Il n'en reste pas moins lucide : "Si je reçois mon avis d'expulsion, je préfère la prison au Rwanda. En Israël, au moins, je sais à quoi m'attendre."
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