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C'est quoi un artiste africain ?

  Culture & Loisirs, #

Artiste africain. La formule suscite moue ou courroux chez les commissaires d'exposition. " Ce n'est pas un sujet. C'est totalement dépassé ", balaye, agacée, la Nigériane Bisi Silva, directrice artistique des dernières Rencontres de Bamako. " Oh là là, encore cette question ! ", soupire pour sa part la commissaire d'exposition indépendante Marie-Ann Yemsi. Quant aux artistes, ils ne sont pas moins dubitatifs. " Artiste oui, africain oui, artiste africain, pas très sûr ", glisse le Sénégalais Soly Cissé.

Pourquoi l'épithète " africain " fait-il tant tiquer ? C'est qu'il agit en marqueur. Il fige et essentialise les artistes en lissant un continent réfractaire à la synthèse. Marie-Ann Yemsi le résume ainsi : " Ramener les artistes à leurs origines, c'est les ramener à ce qu'on attendrait d'eux. " Autrement dit à une grille de lecture confortable, une taxinomie évidente, un cortège de poncifs au long cours, un retour du refoulé colonial aussi et son corollaire, une identité victimaire. " On attend de l'artiste africain d'être haut en couleur, haut en revendication, et de préférence pauvre en matérialité afin qu'il soit identifié par l'inconscient de l'acheteur mondialisé de l'art contemporain ", ironise Abdelkader Damani, directeur du Fonds régional d'art contemporain du Centre (Frac).

 

Ce n'est pas l'exubérant artiste sud-africain Athi-Patra Ruga, connu pour ses performances pétries d'animisme, qui le contredirait : " Quand je viens en Occident, les gens prêtent attention aux questions d'identité, de race, de genre. C'est ce qu'ils attendent de moi. " De Hassan Musa, arrivé en France en 1978, le public parisien escomptait " les thèmes habituels tels que " dialogue des cultures", " protection de l'identité africaine" ". C'est mal connaître le caractère farouchement politique de l'artiste soudanais, qui prend le pouls du capitalisme globalisé.

Tapisserie en fils de laine et tissu du Sud-Africain Athi-Patra Ruga "Nihil Reich", 2015. Crédits : Rebecca Fanuele

Du côté de l'Autre et de l'Ailleurs

Quelques créateurs revendiquent pourtant une africanité. " Je ne peux nier l'évidence ", confie timidement le Comorien Napalo, tandis que la Mauritanienne Amy Sow le dit tout de go : " Je me sens artiste africaine, c'est ma fierté. " Alors, où se situe le malaise ? " Tout dépend comment on le dit, et qui le dit ", précise l'artiste anglo-kenyan Michael Armitage. " C'est une question de distance, ajoute Abdelkader Damani. A quelle distance sommes-nous de cet art ? Si nous nous en sentons éloignés, c'est une formule qui sert à garder ces artistes le plus loin possible de nous. " Le plus loin, du côté de l'Autre et de l'Ailleurs.

Lire aussi : Achille Mbembe : " Venez en Afrique, venez chez nous ! "

Un Ailleurs dont on nie d'ailleurs toutes les nuances et complexités. Car les artistes régatent dans différentes eaux, voguent entre plusieurs langues et ports d'attache. " L'histoire culturelle du continent ne se comprend guère hors du paradigme de l'itinérance, de la mobilité et du déplacement ", écrit le philosophe camerounais Achille Mbembe dans Sortir de la grande nuit, essai sur l'Afrique décolonisée (éd. La Découverte). Nolan Oswald Dennis en est la preuve vivante. Né en Zambie de parents ayant fui l'apartheid, le jeune artiste vit depuis 1995 en Afrique du Sud. Sa consœur Berry Bickle a quant à elle quitté le Zimbabwe pour s'établir au Mozambique. D'autres ont pris la direction de l'Occident.

 

Le rapport au monde de cette diaspora est marqué du sceau de l'entrelacement, de ce qu'Achille Mbembe appelle une " lente et parfois incohérente danse avec des signes qu'ils n'ont guère eu le loisir de choisir librement, mais qu'ils sont parvenus tant bien que mal à domestiquer et à mettre à leur service ". D'où, chez certains artistes, une relativisation des racines primaires et une revendication multiculturelle. " Je pourrais être libyenne, maghrébine, moyen-orientale, britannique, anglaise ou européenne, mais je ne me sens à l'aise avec aucune de ces exclusives, souligne Naziha Arebi, née d'un père libyen et d'une mère anglaise, et qui a grandi à Hastings. Le monde devient plus petit et, de fait, nos identités et influences sont plus mélangées, confuses. "

" Le problème en soi du Nous "

Originaire du Malawi et londonien d'adoption, Samson Kambalu ne fait pas une montagne de ses origines. Depuis 2002, année où il a perdu ses parents, ce dandy en chapeau n'a pas remis les pieds dans son pays. Toute idée nationaliste lui paraît même saugrenue : le village de sa mère est coupé en plein milieu par la frontière avec le Mozambique. Quant à l'ethnie paternelle des Chewa, elle se trouve disséminée dans sept pays. " Je me sens autant d'affinités avec ma tribu qu'avec des écrivains britanniques tels Shakespeare, George Orwell ou William Blake ", analyse-t-il. Même sentiment pluriel chez l'artiste Joël Andrianomearisoa, basé à Paris et originaire de Madagascar, un terrain complexe, culturellement asiatique, géographiquement africain.

"I love you for financial reasons" (2015), oeuvre du Malgache Joël Andrianomearisoa. Crédits : Courtesy Tyburn Gallery London

L'exposition " Broken English ", organisée par la Tyburn Gallery à Londres à l'automne 2015 rendait compte de ces mixités digérées, mais aussi de malaises sous-jacents. Basée entre Londres et Capetown, l'artiste sud-africaine Bridget Baker explore dans son œuvre ses racines familiales britanniques. Parfois, elle ne sait pas sur quel pied danser. " En vivant à l'étranger, mon travail a changé, observe-t-elle. Je fais plus attention, je suis plus consciente de qui je suis. Je me demande si on me comprend toujours parce que le public a changé, et que moi aussi, fatalement j'ai changé. Je suis anxieuse car je ne suis pas totalement sûre de ma position, j'ai peur de ne pas être intégrée, à tout moment on peut me déposer sur le chemin. Je ressens l'impermanence. "

S'affranchir du groupe, briguer une individualité non soluble dans une communauté : tel est le chemin tortueux de beaucoup d'exilés. " C'est la tentative de résoudre ce que Ernst Bloch appelait le problème en soi du Nous. Le nous de la communauté, le nous de l'art, le nous de la collectivité dans laquelle on vit et rêve ", écrivait le commissaire d'exposition Simon Njami dans le catalogue d'" Africa Remix ", en 2005, au Centre Pompidou, à Paris.

 

Or le " nous communautaire " n'a pas dit son dernier mot, comme le rappelle l'installation vidéo de Kader Attia, Les Oxymores de la raison. A travers dix-huit entretiens menés avec des psychanalystes, des patients et des universitaires, l'artiste français d'origine algérienne offre une plongée dans l' " inconscient africain ". " L'inconscient freudien est résumé à un individu, or, en Afrique, le groupe a une importance capitale, explique le plasticien. Un individu appartient d'abord à une famille, à un clan, à une ethnie. On ne peut pas avoir une vision d'un moi comme une citadelle coupée du monde environnant. "

"Les Oxymores de la raison" (2015), installation vidéo du Français d'origine algérienne de Kader Attia, à la Galerie Nagel Draxler Berlin, à la Lehmann Maupin Gallery de New York et à la Biennale de Lyon. Crédits : Blaise Adilon

Déminer les lieux communs occidentaux

Et ce " nous " persiste même chez ceux qui ont pris le large. Prenez le cas de l'artiste Ezra Wube, né à Addis-Abeba et parti étudier à l'âge de 18 ans aux Etats-Unis. Il a fait ses armes au Massachusetts College of Art and Design, à Boston, et vit depuis à Brooklyn. Ses petits films d'animation, conçus aussi bien avec des outils numériques sophistiqués que des méthodes plus artisanales, convoquent ses souvenirs d'enfance et les contes populaires. Pour autant, il ne se lève pas le matin en pensant faire de " l'art éthiopien ". " Je ne suis pas nationaliste, autrement j'aurais fait l'armée ou de la politique ", sourit-il. Mais quand on lui demande où se cristallise son identité, la réponse fuse : " J'ai un sentiment d'appartenance avec l'Ethiopie, c'est engrammé en moi, dans ma chair. "

 

Bien qu'installé à Londres depuis 2000, Michael Armitage n'a pas non plus rompu avec ses racines. " Le Kenya m'a façonné ", dit-il. Dans ses tableaux aux couleurs acides, il use bien souvent de métaphores animales pour déminer les lieux communs occidentaux : " Le problème avec les clichés, c'est que vous finissez par croire la perception que les autres ont de vous. " De vous et, fatalement, de votre art. Celui de Samson Kambalu semble adopter les codes de l'art conceptuel occidental ? Il est pourtant pétri du Nyau, l'art de la mascarade hérité du Malawi. " Il y a un hiatus entre la sophistication de l'art africain, et ce qu'en pensent les Occidentaux, soupire l'artiste. On me reproche de faire de l'art de blanc parce que je ne peins pas dix têtes noires sur une toile. Mais l'art africain, ce n'est pas ça. Ce n'est pas mimétique. " C'est bien au contraire un art profondément enraciné dans la performance telle que la pratiquent beaucoup d'artistes occidentaux." Un artiste comme l'Allemand Tino Sehgal est sans doute le plus africain des artistes africains, résume Kambalu. Et aucun artiste n'est plus africain que les Situationnistes. "



Source : www.lemonde.fr


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