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Daech en Libye - Patrick Haimzadeh : "L'OEI est bloquée dans ses enclaves et tente de déstabiliser"

  Politique, #

Le Point Afrique : Un rapport de l'ONU en date du 16 novembre dernier est très alarmiste sur la présence de l'OEI en Libye. Il établit que 150 km de côtes ainsi que 20 à 23 % du territoire libyen seraient contrôlés par l'OEI et ses 1 500 à 5 000 combattants. Ces chiffres vous semblent-ils correspondre à la réalité du terrain ?

Patrick Haimzadeh: Je préfère être prudent en ce qui concerne ces chiffres. L'ONU a certainement intérêt à pousser les parties en conflit dans le pays vers la négociation et donc à majorer la présence de l'OEI. En ce qui concerne le nombre de combattants, la fourchette s'établit entre 1 500 et 6 000 hommes. Mais, parmi eux, certains ne sont pas totalement embrigadés dans l'OEI, ce sont plutôt des "volontaires à temps partiel". Plus largement, les Libyens eux-mêmes ne savent pas ce qu'il en est de l'ampleur de cette implantation tant les choses sur place évoluent constamment. Ce qui est certain, c'est la présence de l'OEI dans l'enclave de l'est de Derna, ville de Cyrénaïque avec une forte tradition de militantisme et de laquelle, sous Kadhafi, sont partis de nombreux combattants en Irak et en Afghanistan. Mais il faut noter que les groupes qui avaient fait allégeance à l'OEI ont précisément été chassés du centre de Derna, ce qui prouve que, sur place, les choses ne sont pas irréversibles. Les troupes de l'OEI peuvent être défaites par un autre groupe armé si la situation locale impose un rapport de force qui leur est défavorable.

Quant à Syrte, il y a effectivement une présence des milices de l'OEI dans la ville même et jusqu'à 150 km à l'est. Or c'est une route quasi déserte. Ces milices contrôlent de fait un pan désertique du pays. Dès lors, qu'est-ce que cela signifie que de contrôler militairement un désert de 150 km avec 300 hommes. Je ne suis pas d'accord non plus avec le chiffre avancé par l'ONU de 23 % du territoire libyen contrôlé par l'OEI. La Libye est un vaste pays de 1,5 million de kilomètres carrés. Ces milices sont réellement implantées dans quelques quartiers de Benghazi, à Syrte et dans la banlieue est de Derna. En aucun cas cela ne représente au total 23 % du territoire.

Quelle est la genèse de la présence de l'OEI en Libye ?

Le contexte local a fait que certaines milices locales ont, à un moment donné et au gré de leurs intérêts, fait allégeance au groupe qui leur a semblé le plus puissant ou qui paraissait prendre une position d'arbitre en cas de différend avec une autre milice. Il faut bien comprendre qu'en Libye, ce qui prime, c'est la question locale et non les questions d'idéologie. Certains combattants passent ainsi très facilement d'une organisation à une autre : d'abord membres de milices qui ont combattu en 2011, ils ont pu ensuite rejoindre les rangs d'Ansar al-Charia (NDLR : organisation djihadiste libyenne placée par l'ONU dans les listes des organisations proches d'Al-Qaïda). Des combattants ont décidé ensuite, de basculement en basculement, de se réclamer de l'OEI, qui dispose d'une réputation d'efficacité et d'une visibilité médiatique certaine. Pour ces mêmes raisons, d'ailleurs, certains combattants libyens qui avaient pu partir combattre en Syrie étaient déjà passés, sur place, des rangs de Jabhat al-Nosra (NDLR : Front al-Nosra, groupe djihadiste affilié à Al-Qaïda) à ceux de l'OEI. Une fois revenus en Libye, ils ont aussi fait allégeance à l'OEI.

Pourquoi la ville de Syrte fait-elle figure de bastion de l'OEI ?

Il y a là un contexte particulier. D'abord, c'est la ville berceau de la tribu de Kadhafi et son dernier fief. Ensuite, la population locale a été totalement laminée par les combattants anti-kadhafistes soutenus par l'aviation de l'Otan en 2011. Cette ville a été écartée du processus naissant d'intégration politique. Devant le vide politique, certains combattants venus de Misrata se sont organisés en milices locales. S'ils n'ont pas une grande formation militaire ou religieuse, ils ont occupé le terrain sécuritaire. Mais ils ont été perçus par la population de Syrte comme une force d'occupation. Un ressentiment en est né dans une population désarmée. L'OEI s'est implantée sur un terrain propice puisque, si elle a commis des exactions, elle a aussi administré le territoire et a imposé une forme de justice, ce qui lui a permis de se faire accepter par la population qui était en demande d'ordre et de sécurité. Mais cela ne signifie nullement que la population de Syrte accepte l'idéologie de l'OEI ; elle la tolère, car il n'y a pas d'alternative.

Qui sont les combattants étrangers de l'OEI en Libye ?

Il s'agit surtout de combattants soudanais, égyptiens et tunisiens. La Libye est d'ailleurs devenue une terre de transit pour partir en Syrie. Ansar al-Charia a pu servir d'interface pour envoyer des combattants là-bas. L'OEI tente aussi de recruter dans le sud du pays, auprès des populations touareg ou des Maliens installés là. Elle y déploie un discours de propagande panislamiste qui prétend que le combat dont elle se réclame n'est pas cantonné aux seuls musulmans arabes.

Vous dites que le local prime sur le national en Libye. Mais, avec cet élément exogène et international qu'est l'OEI, est-ce que cela ne va pas faire bouger ces lignes et obliger à dépasser ce niveau local ?

L'OEI en Libye sera mise en défaut et combattue efficacement quand il y aura un minimum d'entente contre elle entre les différents rivaux en lice pour le pouvoir. Or, pour le moment, leur priorité est la lutte pour la conquête du pouvoir et non combattre l'OEI. Cependant, on peut aussi noter que les Libyens, au quotidien, ne tolèrent pas et ne toléreront pas une présence étrangère sur leur sol très longtemps. Les Libyens sont très attachés à leur spécificité et peuvent voir d'un mauvais œil ces combattants étrangers et leur loi. Tout cela pourrait aboutir à un sentiment de rejet de la part des populations locales contre ces combattants étrangers et contre l'OEI. Mais pour le moment, dans ce paysage libyen très fragmenté, d'anomie politique, où la défiance et la lutte de tous contre tous prévalent, nous sommes plutôt dans un scénario gris où l'OEI est bloquée dans ses enclaves et tente de déstabiliser, à coups d'attentats, les forces rivales. Mais, sauf ralliement à l'OEI de combattants ou de groupes armés en lice pour le pouvoir local dans le Grand Sud libyen, je doute de la capacité de l'OEI à s'étendre hors de ses enclaves actuelles.

Est-ce que la Libye a une dimension particulière dans la stratégie de l'OEI. Dans un de ses communiqués, elle faisait référence à sa présence "en terre musulmane libyenne au sud de Rome" : est-ce la Rome actuelle ou une Rome symbolique ?

Cette allusion à Rome peut être interprétée soit comme une référence à l'Empire romain dont la Libye constituait l'une des provinces, soit comme celle de la guerre contre les croisés. Quoi qu'il en soit, cette propagande vise sans doute à faire venir des volontaires en Libye pour y étendre sa zone d'implantation du fait de l'intensification des bombardements de la coalition en Syrie et en Irak, et du contrôle accru de la frontière turco-syrienne. Cependant, la terre libyenne n'a pas la même force symbolique que celle d'Irak et de Syrie (NDLR : qui entre dans une vision eschatologique religieuse de bataille ultime pour l'OEI). Ce croissant fertile a une dimension historique forte avec le califat dont se réclame l'OEI. La Libye n'est pas centrale dans ces visions religieuse, historique et politique et l'imaginaire libyen est moins fort pour l'OEI.

L'ONU craint que la Libye ne devienne une tête de pont ("hub") vers la secte islamiste nigériane de Boko Haram, qui se fait désormais appeler l'État islamique en Afrique de l'Ouest, mais aussi vers l'Algérie, le Mali... Le risque est-il réel d'une jonction des djihadismes africains via la Libye ?

Géographiquement, la Libye est un carrefour : entre le Maghreb et le Machrek, entre l'Afrique subsaharienne et l'Afrique du Nord. Syrte est également la frontière entre la Cyrénaïque et la Tripolitaine et la grande voie d'accès vers le Fezzan, le grand sud du pays. Il y a dans la stratégie de l'OEI la volonté de rallier les Touareg mais aussi les populations subsahariennes. Seulement, est-ce que cela va réussir, c'est une autre question sachant que, dans sa grande majorité, la population libyenne est hostile à la présence de combattants étrangers sur son sol.

La septième réunion des États voisins de la Libye vient d'avoir lieu à Alger en attendant une conférence sur le même sujet libyen à Rome le 13 décembre prochain. À Alger, le Maroc était absent, pourquoi ? Ensuite, l'Algérie semble privilégier la solution politique, refusant toute idée d'intervention et organisant même une médiation au Sud entre les Toubou et les Touareg. L'Égypte, également invitée à Alger, a bombardé en février dernier l'OEI dans la ville de Derna. Ces approches différentes des pays de la région vous semblent-elles cohérentes ?

En ce qui concerne l'absence de Rabat, il faut peut-être en chercher la raison dans une rivalité entre les diplomaties algérienne et marocaine, même si ces deux pays ont les mêmes objectifs sur ce sujet. Le Maroc avait accueilli aussi un round de négociations en août dernier à Skhirat. Pour ce qui est de l'Égypte, c'est différent : Le Caire a fait le choix stratégique du soutien au général Haftar à Tobrouk, dans l'est du pays. L'Algérie, le Maroc et la Tunisie ont adopté une position plus équilibrée en maintenant le dialogue avec les deux gouvernements rivaux (Tripoli à l'ouest et Tobrouk à l'est) et ont affiché leur volonté d'intégrer à ce dialogue toutes les factions qui y sont disposées. Plus largement, les trois pays du Maghreb ont une vraie préoccupation sécuritaire par rapport à ce dossier libyen et tentent de le régler politiquement.

On parle déjà d'intervenir pour combattre l'OEI en Libye...

Ces interventions à répétition sont réellement contre-productives. Même les Libyens les moins mal disposés à l'égard des Occidentaux sont persuadés que le but ultime de tout cela est de bombarder encore leur pays. Nous avons perdu le contact avec ce pays, fermé les ambassades. Nous naviguons à vue dans la résolution du dossier libyen qui doit être avant tout politique.


Source : afrique.lepoint.fr


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Jonathan
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