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Daymé Arocena, Cubaine libérée

  Musique, #

Vingt-trois heures pétantes. A deux minutes d'entrer en scène, le groupe forme un cercle. Au milieu, Daymé Arocena concentre toute l'énergie emmagasinée, qu'elle va sitôt envoyer au public. Puis elle jaillit sur scène, saisit le micro et conquiert, en deux temps et trois déhanchements, les spectateurs (touristes en goguette et jeunes Cubains ultra-sapés) de la Fabrica de Arte, située dans le très branché quartier de Vedado. C'est le lieu hype, où s'exposent les jeunes créateurs cubains, qu'elle a choisi pour rampe de lancement de son nouvel album, Cubafonia. Toute de blanc vêtue, coiffée d'un fichu mais pieds nus, cette petite boule de nerfs grimpe fissa dans les octaves, dirige d'un index souple mais ferme son band, composé d'hommes en noir. Elle sait y faire : transe, chant, harangue... Elle mélange les styles et les époques, du filin à la fusion, tout comme elle malaxe les mots dans sa bouche qu'elle distord avec une grâce affolante. Ça swingue dru, ça groove grave, ça va surtout chercher dans les tréfonds de la mémoire cubaine, alternant chants yoruba, refrains en espagnol et passages en anglais. Guère plus d'un mètre cinquante sous la toise, la Cubaine au sourire extra-large a déjà tout d'une future très grande. Tout le potentiel pour faire tourner les têtes et danser les pieds.

Un big band à 15 ans

Midi passé, le lendemain. Il est l'heure de la retrouver chez elle, histoire de rembobiner le fil de sa vie. Au troisième étage d'un immeuble des années 50, non loin de la place de la Révolution. Le temps d'ouvrir les yeux et la porte, la voilà fin prête, quasi pimpante. D'où tire-t-elle cette énergie ? "Dans ma famille, la musique a toujours été très présente. Ça chantait tout le temps, boléro, rumba. C'était ça, ma jeunesse." Née voici vingt-cinq ans dans un quartier plutôt pauvre et très afro en périphérie de La Havane, elle grandit dans une famille nombreuse, dont elle est la cadette. Quatorze dans un deux-pièces, dont une grand-mère, connectée à la santeria, et des parents peu versés dans ce genre de syncrétisme. Elle devient vite la mascotte de ses six cousines, plus âgées, qui l'embarquent dans les fêtes du quartier. "J'étais à bonne école, je faisais déjà le show. Une fois, lors d'une fête organisée par l'hôtel Presidente le jour des enfants, j'ai participé à un concours de chant. J'ai choisi d'interpréter une chanson de la Mexicaine Selena. J'en ai donné une version passionnée, avec tout le sens dramatique, et j'ai gagné ! Mes parents se sont dit : "Peut-être bien qu'elle a du talent...""

Résultat, la gamine bénéficie de leçons de piano privées et intègre Decenitos, un chœur communautaire d'une vingtaine de mouflets. "C'est là que j'ai découvert des classiques anglo-saxons, comme les Beatles." La même année, elle rejoint le conservatoire dont elle ressortira neuf ans plus tard en qualité de chef de chœur. Entre-temps, elle a appris le piano. Elle connaît Bach, Beethoven et compagnie. C'est aussi au conservatoire qu'elle découvre les standards jazz, en intégrant un big band à 15 ans. Sa référence intime a pour prénom Nina (Simone), sa "reine", dont elle loue l'intensité d'interprétation, la liberté de ton et les prises de position. "Comme elle, j'ai dû me battre contre pas mal de clichés, notamment quand j'ai créé mon groupe, Alami, 100 % féminin. Je ne devais pas chanter du jazz - tout comme elle fut empêchée de jouer du classique - mais faire de la salsa. Je devais m'habiller comme ceci, me comporter comme cela... J'ai été suffisamment forte pour faire confiance à mes saints."

Justement, parlons-en. Il est 14 heures, déjà... Il est grand temps de faire les présentations. Dans un coin de la pièce, elle a dressé un temple du genre habité, avec couronnes en plastique et fleurs, dédié à ses protecteurs. "En haut, il y a Obatalà, mon père, qui porte un message de paix. Et puis j'ai deux mères ; Yemajà et Ochùn..." La première incarne la vie, la seconde la sexualité. Un bon résumé. "Dessous, il y a deux enfants ; Ibeyi, les jumeaux qui ont triomphé du diable avec la musique." Daymé Arocena peut aussi compter sur Aggayù, "l'avocat, qui me protège quand je voyage", Chango, "le mec, le séducteur, qui a la musique avec lui"... Nul faux-semblant : elle y croit, vraiment. Sans surjouer ni faire de chichi autour d'un cérémoniel dont elle avoue ne rien connaître, ou presque. "Mon amour de la santeria est venu par la musique. Et au final, ma religion, c'est la musique. Je me sens tout à fait possédée, quand elle pénètre mon corps." Body and Soul, on y revient. Dans l'ADN de cette mystique syncrétique, elle a aussi trouvé "un sacré outil pour celui qui veut composer" : les tambours batas, le chant choral. Pas encore passée pro, Daymé Arocena se distingua d'ailleurs en écrivant une trilogie à forte consonance afro-cubaine. "Ce fut une grande porte ouverte !" Ce sera le début d'un cheminement spirituel.

Essai transformé

Bientôt 15 heures. Son chéri, ingénieur de formation, toque à la porte, une rose à la main. Daymé évoque une rencontre qui va changer sa vie : Gilles Peterson, gourou du rare groove et boss du label Brownswood, qu'elle croise une première fois à 16 ans, lors d'une fête privée. Mais c'est six ans plus tard, en 2014, qu'ils poussent le pitch plus loin. DJ Simba, le talent scout londonien, est alors en mission pour Havana Cultura, un programme visant à la promotion de la création cubaine actuelle. "Suite à un concours, dix DJ du monde entier étaient venus à Cuba pour enregistrer des sessions avec des chanteurs. J'ai participé aux sélections." Résultat : elle gagne le droit d'enregistrer avec quatre des gonzes mais en fait les dix veulent s'offrir ses services ! "Du coup, Gilles m'a proposé de venir à Londres."

Début novembre 2014, elle enregistre la matière d'un premier EP, un essai transformé sous forme d'un disque au complet. N ueva Era annonce la couleur, impressions confirmées au printemps 2015 au Duc des Lombards, où la Cubaine se révèle aussi à l'aise sur le terrain du soul jazz. D'ailleurs, sur un autre EP baptisé One Takes, elle reprend du Peven Everett, petit prince de la deep house, et African Sunshine, d'Eddie Gale, adepte de Sun Ra. A l'évidence, Daymé apprend vite à mettre en pratique, en mouvement, ses solides bases théoriques. "Je suis très ouverte mais je sais ce que je veux", amende-t-elle, manière de dire que ces choix sont aussi les siens. Depuis, elle a beaucoup voyagé, du Japon aux Etats-Unis, croisé une foule de pairs : Roy Ayers, Ed Motta... Du rap au jazz, rien ne l'arrête, pas même Anderson .Paak.

Richesse patrimoniale

"Quelle heure est-il ?" Jamais trop tard pour en terminer par son nouvel opus, Cubafonia, un deuxième recueil où elle creuse plus profond les racines qui composent sa personnalité et fertilisent sa créativité. Le visuel annonce la direction : sa tête y est couronnée de mariposa, la fleur nationale, et entourée de coquillages, allusion à la santeria. "Après tant de voyages, j'avais la nostalgie de mon pays. J'ai enregistré ces chansons pour répondre à ce manque." Voilà ce qui se trame dans cet album, onze chansons originales qui investissent la richesse patrimoniale d'un pays dont la terre tremble de tant de rythmiques telluriques - rumba, guaguancó, tango congo, mambo, cha-cha-cha... Toutes dopées par une volonté d'ouverture, une curiosité érudite. "Qui sait que la première vidéo musicale dans le monde a été faite à Cuba : El Manisero ! Qui connaît Arsenio Rodriguez, un des révolutionnaires de la guitare ? Cuba n'a pas la place qu'elle mérite dans l'industrie musicale." Très en verve quand il s'agit de chanter les louanges de son île natale, elle n'en est pas moins consciente que l'heure est aux changements. "L'embargo a été un serpent qui s'est inséré dans nos pensées, qui nous a placés à part dans le concert mondial. Le gaspillage, ce n'est pas dans notre façon de voir le monde. C'est pourquoi, avec l'ouverture, il faut que notre pays sache préserver ce qui a fait que je suis là - un système de formation qui permet à tous l'accès aux bonnes études - mais apprenne aussi à le valoriser. Trop d'entre nous ne sont pas rétribués à la hauteur de leur niveau d'études. C'est pour cela que de nombreux jeunes envisagent de partir. Nous gâchons nos talents, notre créativité. Nous avons les outils mais pas les opportunités de les faire fructifier. Un jour, j'espère que nous trouverons le juste équilibre... "

Jacques Denis Envoyé spécial à Cuba



Source : next.liberation.fr


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