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Une jeune Afro-anglaise, qui publie un remarquable premier roman, a vendu son livre avant de l'avoir écrit. "Le Ravissement des innocents", par Taiye Selasi, traduit de l'anglais par Sylvie Schneiter, Gallimard, 370 p., 22 euros Adoubée par Salman Rushdie et Toni Morrison alors que son premier roman était à peine publié, la nouvelle coqueluche de la littérature afro-européenne, improbable mélange de Tina Turner et de Vladimir Nabokov, a fait sensation en racontant l'histoire d'une famille déchirée dans un livre d'une densité poétique et d'un lyrisme rares. Romancière anglaise, américaine, ghanéenne? C'est toute la question, pour Taiye Selasi, qui évoque son pays de sa voix singulière: " Le Ghana, son odeur paradoxale, une poterie fêlée: un mélange d'effluves de sécheresse et de moiteur, humidité de la terre, sécheresse de la poussière."
Votre passeport donne le tournis. Vous vous sentez plutôt européenne, américaine ou africaine?
Taiye Selasi Je suis née au Royaume Uni mais j'ai été élevée aux Etats-Unis par ma mère qui avait divorcée et qui, elle, était anglaise. Quand j'ai fini mes études, je me suis posé la question de savoir si je devais rester aux Etats-Unis, où j'avais habité de 5 à 21 ans. Comme nous avions passé tous nos étés en Europe ou en Afrique, je n'avais pas le sentiment d'être complètement intégrée, sauf pour mon accent. Après avoir terminé le premier cycle de mes études, j'ai poursuivi mon cursus en Angleterre et il est devenu pour moi évident que je retournerais en Europe. C'est ce que j'ai fait: je me suis installée en Italie parce que je n'arrivais pas à trouver un appartement pas trop cher à Paris Quand vous étiez enfant, vous aviez du mal à vous définir au point de vue de la nationalité? Au début, non. Je vivais comme ça, je n'avais pas de raison de m'en inquiéter. J'ai commencé, vers 15 ou 16 ans, à me poser des questions, quand je suis allée au Ghana pour la première fois. Il m'est apparu soudain que de vivre dans le Massachusetts était un contresens. A Yale, J'ai obtenu mon diplôme au printemps 2001. Je suis allée au Ghana cet été-là et, en rentrant au Etats-Unis le 10 septembre, je me suis réveillé le 11 dans un tout autre monde. Mon père avait vécu en Arabie Saoudite pendant longtemps, et j'aime le Moyen-Orient. La manière dont aux Etats-Unis le discours est devenu à ce point binaire - eux contre nous - n'a fait que renforcer ce que j'éprouvais en profondeur depuis longtemps. En quelques mois, j'ai décidé de partir pour l'Angleterre pour finir mes études. Le Ghana compte beaucoup dans votre formation? Nous sommes allés plus souvent, avant mes 15 ans, en Suisse où mon beau-père était l'ambassadeur du Ghana, qu'en Afrique. Mais nous étions entourés d'Africains. La culture ghanéenne était très présente, davantage que le pays. Puis j'ai commencé à me rendre au Ghana tous les ans, et en particulier à Accra, la capitale. Tout ça pour dire que le Ghana, pour moi, c'est très matériel: la cuisine, les rues, etc. Mais je ne m'y sens pas chez moi plus qu'ailleurs. Chez moi, c'est partout où sont les gens que j'aime. C'est facile d'être ghanéenne aux Etats-Unis? Tous les gens que je connaisse ne se revendiquent pas comme noirs. Mon père se considère comme un Ghanéen, comme ma famille. Mais dès que vous posez le pied sur le sol américain, d'où que vous venez, vous perdez vos origines jamaïcaines ou guadeloupéennes ou ghanéennes pour vous fondre dans une sorte d'espèce à part qu'on appelle "le black". Je me suis donc retrouvée dans la situation où les Blancs me considéraient comme noire, mais les Noirs américains ne m'assimilaient pas non plus à leur groupe. Ce qui est drôle, c'est que les Ghanéens ne me considéraient pas non plus comme une Ghanéenne. Donc j'allais à l'école avec des Blancs pour qui j'étais noire, des Noirs pour qui je ne l'étais pas, de même que, au Ghana, je n'étais pas non plus des leurs. Parfaite situation pour démarrer une carrière de romancière. Le fait de ne pas faire partie d'un groupe permet d'observer de l'extérieur, et c'est une position que je tiens pour essentielle à l'écriture.
Vous considérez-vous pas comme un auteur ghanéen?
Non, en Afrique, il n'y a pas de roman national. La plupart des auteurs écrivent en anglais ou en français. Même si je me considérais comme authentiquement ghanéenne, ça ne ferait pas de mon roman un livre ghanéen! Vous défendez l'idée d'un style international? Goethe soutenait déjà cette idée. La "World fiction", c'est loin d'être nouveau. Mon roman, une saga familiale, est plus proche, dans son projet, de Thomas Mann que du dernier roman de la Nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, "Americanah". Mon roman pourrait se passer en Inde, avec une héroïne indienne, ça ne changerait rien au livre. Dans un roman, les nationalités ne jouent aucun rôle. Toni Morrison a joué un grand rôle dans votre carrière d'écrivain ? Quand je l'ai rencontrée, je finissais mon cursus à Oxford et je savais que je voulais écrire mais j'avais peur de passer à l'acte. Je suis allée la voir chez elle, à Princeton. Elle m'a dit: "Et que va-t-il se passer si c'est raté, si personne n'aime, si vous avez de mauvaises critiques? Vous allez mourir?" On a aussi parlé de contenu et de forme - qu'est-ce qui primait? Je craignais que mon style - un mot que je n'aime pas parce qu'il suggère un choix possible, alors qu'il est pour moi la peau de l'écrivain - soit trop formel, au détriment de l'intrigue. Elle m'a dit: "La forme, c'est le contenu." Elle m'a aidé à comprendre que le rythme de la phrase et la sonorité contiennent du sens. Quels auteurs sont vos préférés? Je dirai que quatre livres ont beaucoup compté pour moi: "L'insoutenable légèreté de l'être", "Lolita", "Le Dieu des petits riens", et "Gatsby le magnifique". Ce sont les livres qui m'ont fait être écrivain. Chacun d'eux est une expérience poétique à part, et chacun raconte un voyage dans le temps.
Votre prochain livre sera un roman?
Non, des nouvelles. J'ai commencé par la poésie, et les nouvelles me permettent de retrouver la poésie dans un certain sens. C'est comme si j'écrivais de longs poèmes. Travailler sur des nouvelles m'a permis de m'extraire lentement de ce livre. Mais j'aurai un second roman en route bientôt. Votre roman a connu une histoire singulière... J'en ai eu l'idée en Suède, dans une retraite de yoga, puis je l'ai continué à Copenhague. J'ai travaillé ensuite au Ghana chez ma mère, parce que je n'avais plus d'argent et en tout cas plus assez pour continuer d'habiter à New York. Enfin je me suis installée en Inde où j'ai terminé les cent premières pages, trouvé un agent et signé deux contrats. Après quoi, plus rien n'est sorti. Blocage complet. Ce qui était très dur pour moi qui avais toujours eu, depuis l'enfance, la passion de raconter des histoires. Ce qui a sauvé ma carrière a été de ne pas pouvoir trouver d'appartement à Paris: comme je connaissais un peu de français, j'aurais eu plus d'amis, je me serais intégrée plus vite. Mais comme je ne connaissais personne en Italie, et ne parlais pas un mot, j'ai été livrée à moi-même dans le spectacle permanent de la beauté, sans pouvoir en parler. Ca a l'air naïf, mais ça m'a obligé à m'interroger sur l'art et sa nécessité. Pourquoi un peintre, dans un temps reculé, a passé autant d'années de sa vie à réaliser une minuscule fresque dans une église peu fréquentée de Rome? Cette attention au détail m'a émue. Apprendre l'italien m'a rappelé, d'autre part, à quel point j'aimais les langues. C'est aussi ce qui m'a débloquée. Je suis rentrée un jour chez moi, dans mon appartement de la place d'Espagne, et alors que mon ordinateur était devenu mon ennemi, que je ne pouvais pas le regarder le matin, je me suis aperçue que l'écriture me manquait, comme un amant vous manque. Je voulais finir de raconter cette histoire.
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