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Le business de la mode sud-africaine vote pour l'évolution, pas la révolution

  Mode & Beauté, #

Nelson Mandela est mort depuis un an, et deux décennies après la fin de l'apartheid, le marché de la mode en Afrique du Sud est le miroir déformant d'une société incroyablement complexe et vibrante.

Johannesburg - Quand Khanyi Dhlomo a ouvert sa somptueuse boutique de créateurs l'an dernier, l'expérience en a autant dit sur la psyché nationale que sur l'industrie de la mode de ce pays. Première présentatrice noire des infos à la télévision, ancienne journaliste d'un grand magazine populaire, tout le monde pensait que cette jeune femme très médiatisée, élégante, qui s'est faite toute seule, allait combler un vide dans le paysage commercial de la ville.

Des sacs à mains McQueen aux dentelles de Baby Dior, la boutique Luminance a immédiatement fait souffler un vent nouveau. D'autres échoppes, telles que Callaghan Collezioni et Grays avaient déjà, au fil des ans, loyalement servi l'élite sud-africaine, mais de nouveaux espaces multi-marques étaient plutôt rares dans Johannesburg. Donc, le soir de l'inauguration, la décoration raffinée et les serveurs en gants blancs ont fortement impressionné les fortunes de longue date, tout comme les nouveaux riches.

Mais il n'a pas fallu longtemps avant qu'un flot de critiques ne vienne troubler ce ciel bon chic bon genre. Au coeur du débat : est-il bien décent pour une boutique de luxe comme Luminance d'accepter un prêt de trois millions de dollars, accordé par le National Empowerment Fund, une institution gouvernementale destinée à booster l'émancipation économique de la communauté noire.

Même si Khanyi Dhlomo a rapidement remboursé ce prêt grâce à d'autres sources de financement, la controverse n'a fait que s'ajouter à l'éternel débat national autour de la race, de l'inégalité économique, et des privilèges politiques. Et l'incident a démontré que les personnes qui pèsent d'un côté ou de l'autre de ce fossé entre classes sociales et races peuvent avoir des opinions aussi inattendues qu'imprévisibles.

Le débat sud-africain n'a peut-être pas beaucoup évolué au fil du temps, le contexte, si. Pour des femmes d'affaires comme Khanyi Dhlomo, cette période n'a pas vraiment ressemblé à de la routine.

En l'espace de deux décennies, ce pays est passé du stade de nation paria, chantre de l'apartheid, à celui de puissance faisant de l'oeil aux talents et aux investisseurs du continent africain, et d'au-delà. La mode n'est qu'un des ces secteurs qui ont bénéficié d'une remarquable croissance économique et de progrès sociaux, accomplis depuis la naissance de l'État Arc-en-Ciel.

Tandis que l'industrie textile et vestimentaire autrefois florissante connaît un déclin graduel, ne résistant pas face à la concurrence du Sud-Est asiatique, le design est, lui, en pleine éclosion : des quartiers excentriques de " Joburg " tels que Braamfontein et Maboneng aux détaillants du Cap, comme Mungo & Jemima et Mememe. Les consommateurs ont un choix bien plus large, comme jamais ils ne l'ont eu, dans toutes les gammes de prix, et de toutes les provenances.

Alors, pourquoi certains observateurs ont-ils le sentiment que le marché sud-africain de la mode, et d'autres secteurs, boxe en-dessous de sa catégorie ?

" Il faut se rappeler qu'après 1994, ce pays a dû se réinventer en tant que nation, et se définir une nouvelle identité. Un processus qui n'est pas encore terminé, " souligne Lucilla Booyzen, fondatrice et directrice de la South African Fashion Week, née il y a 17 années de cela, avec 17 créateurs, et qui en accueille désormais 45. " L'industrie n'en est qu'à ses débuts, et doit encore trouver ses marques, mais c'est un bébé extrêmement déterminé, que rien n'empêchera de grandir. "

Même pas une économie vacillante. Le taux de croissance du PIB a péniblement frôlé les 1,9% l'année dernière, et les prévisions pour 2014 sont légèrement inférieures. On est bien loin de la croissance à deux chiffres de la plupart de ses voisins et de ses propres résultats durant la décennie précédente. Mais son économie est la plus évoluée du continent, et en tant que telle, la mesure de sa croissance est faite à partir de données différentes. Elle est aussi confrontée à des soucis caractéristiques des pays plus mûrs, comme une éventuelle bulle financière qui, d'après certains économistes, pourrait éclater et enrayer ses récents progrès, voire la plonger dans une véritable récession.

" Notre économie est un peu à plat pour le moment, " concède Craig Tyson, journaliste pour l'édition sud-africaine de GQ magazine. " C'est dû en partie à des facteurs mondiaux, mais le gouvernement n'a montré ni désir, ni capacité, à soutenir le secteur de la mode. Quelques industriels ont commencé à délocaliser vers l'Ile Maurice, où les conditions sont bien plus avantageuses. Les hommes et femmes d'affaires sont en ce moment d'humeur plutôt frileuse. "

Au même moment, le pays souffre de problèmes endémiques, typiques de nations en voie de développement : inégalités douloureuses et considérables, pauvreté, chômage... Pourtant, d'après un rapport de PwC, un cabinet d'audit, d'ici 2016, environ onze millions de foyers devraient disposer d'un revenu annuel supérieur à 89 500 rand (8 240 euros), ce qui induit un marché à venir que peu de marques mondiales peuvent se permettre d'ignorer.

De grands noms tels que Louis Vuitton, Gucci et Burberry ont déjà ouvert des magasins au Cap et à Johannesburg, ces dernières années. Surtout consacrés aux accessoires, ils sont installés dans les quelques galeries marchandes de grand standing, comme V&A Waterfront, Cavendish Square et Sandton City. L'absence de certaines marques de luxe : Prada, Chanel et Hermès est assourdissante. D'autres, plus abordables, comme Mango, Diesel, Gap et Lacoste, se sont disséminées dans les malls de cités telles que Durban, Bloemfontein, Port Elizabeth, East London et Polokwane.

Les perspectives sont larges pour les labels mondiaux capables de surmonter les innombrables défis logistiques, sociaux et politiques, qui barrent leur chemin. Le marché vestimentaire et des chaussures est estimé à 12,8 milliards d'euros, et Euromonitor pense que d'ici quatre ans, il vaudra presque cinq milliards de plus. Le prêt-à-porter passera, lui, de 328 millions à 492 millions d'euros en 2018.

Les richesses du pays restent pour la plupart aux mains de la minorité blanche, mais le rythme adopté par la classe moyenne et la classe supérieure de la population n'est pas uniquement un progrès social : c'est aussi un moteur puissant pour toute l'économie. Cette évolution démographique est train de littéralement changer la face de l'industrie de la mode, et crée une atmosphère dynamique, ressentie par tous les acteurs locaux.

" Woolworths cible les "LSM 8-10" (les personnes au niveau de vie le plus élevé), donc la tranche de consommateurs qui va du revenu moyen au revenu le plus haut. Bientôt, la majorité d'entre eux - ils étaient neuf millions l'an passé - sera noire. Ce sont les clients du futur, ceux qui dépensent quatre fois plus dans les vêtements et les chaussures chaque année qu'une famille "LSM 6", " explique Paula Disberry, directrice des opérations détaillant pour le groupe Woolworths.

Créé au Cap en 1931, Woolworths est une des plus grosses entreprises de mode d'Afrique du Sud, avec plus de 400 magasins. Il est aussi leader dans la consolidation de cette industrie sur tout l'hémisphère sud et le continent africain, faisant bénéficier au pays le plus austral d'un poids bien plus important qu'il n'y paraît. Sa holding a racheté Country Road, un des plus grosses chaînes modernes de mode de toute l'Australie et de la Nouvelle Zélande, qui possède les marques Witchery et Mimco, ainsi que le plus vieux des grands magasins du continent des kangourous : David Jones.

Cette fusion devrait porter les ventes annuelles du groupe à 4,6 milliards d'euros, et lui fournir assez de puissance pour pouvoir rivaliser avec des multinationales telles que Zara, Topshop et Uniqlo, qui connaissent une expansion très rapide dans le pays. Le contrat de rachat met également en exergue un élément important de la dynamique générale du marché, dans un hémisphère où la saisonnalité des vêtements représente un vrai challenge pour les labels européens et nord-américains, puisque l'été et l'hiver y sont inversés.

" Nous paraissons être en permanence à la traîne, par rapport à l'hémisphère nord. Mais avec de la réactivité et de la fast fashion, nous pourrions passer devant les boutiques de l'autre hémisphère. Spree.co.za, le site en ligne, et Egality, une chaîne traditionnelle, travaillent déjà selon ce modèle, et il ne leur faut que huit semaines entre les premières étapes du stylisme et la mise en rayon, " affirme Anita Stanbury, PDG du tout nouveau South African National Fashion Council (SANFC).

Grâce à des entreprises comme Woolworths, investir dans l'industrie de la mode en Afrique du Sud offre un potentiel de profits qui dépasse largement le seul marché domestique de 53 millions d'habitants. En plus d'un accès de plus en plus ouvert et d'une implantation de plus en plus forte en Australasie, les grands magasins sud-africains se développent très rapidement chez tous leurs voisins et tous les pays africains de langue anglaise.

Woolworths est présent dans onze pays du continent, Stuttafords, Edgars, Truworths et Mr Price sont très bien implantés dans toute la pointe sud : au Botswana, Mozambique, Namibie, Zambie et Tanzanie. Élément fondamental du large marché de la Southern African Development Community, ce pays est une aire de lancement et une plaque tournante commerciale pour plus de 250 millions de consommateurs.

" Nous sommes déjà un rouage primordial pour toute l'Afrique sub-saharienne, et nous allons encore nous renforcer. Un nombre croissant de clients venus des pays voisins viennent faire leurs emplettes chez nous, " selon Hanneli Rupert, la chef d'entreprise à l'origine du concept shop Merchants on Long, du Cap, et de l'éthique label de sacs à mains de luxe, Okapi.

" Ils aiment surtout acheter le top de nos marques, comme quelque chose de très particulier à notre environnement commercial... Je n'ai pas vu ou entendu parler des familles royales du Lesotho ou du Swaziland faisant ostensiblement leur shopping ici, mais Okapi est "Fournisseur du Roi de Tembe," " dit-elle.

La position de l'Afrique du Sud est unique au sein du continent. Sa classe aisée est deux fois plus importante que celle de l'Égypte, et trois fois plus que celle du Nigeria. Actuellement, 49 000 " high-net worth individuals " (ceux qui disposent d'au moins un million en dollars américains) vivent dans le pays, selon les analystes de New World Wealth. Andrew Amoils, un des experts de cette entreprise, estime que 16% d'entre eux sont issus de classes défavorisées.

Sans oublier que le nombre de millionnaires devrait doubler d'ici 2030, et qu'ils devraient, pour la plupart, se vêtir auprès de la mode locale, qui s'épanouit lors des fashion weeks du Cap et de Johannesbourg.

" Bien connaître nos consommateurs est essentiel, surtout quand on sait qu'ils parlent onze langues différentes, " souligne Anita Stanbury, du SANFC. Même si bon nombre de labels sud-africains sont suffisamment cosmopolites pour faire leur percée sur le marché mondial, quelques gammes de produits, ou quelques articles particuliers ré-interprètent la tradition et célèbrent la culture Zoulou, Xhosa, Afrikaan ou d'autres encore. Les politiciens, les actrices, les musiciens et leaders d'opinions sont de fervents supporters des labels de ce type, suscitant ainsi l'intérêt d'un public plus large.

" Des designers connus, bien établis, comme Marianne Fassler, Clive Rundle et Black Coffee sont en pleine renaissance. Kluk Cgdt, David Tlale, Hendrik Vermeulen Couture, Thula Sindi et Stefania Morland, ce sont tous des créateurs haut de gamme, et c'est très excitant de les voir passer à la vitesse supérieure, avec un volume de production plus important, et des exportations vers les marchés européen et américain. Et il y a toute une nouvelle génération qui arrive, " continue-t-elle. Elle cite Joel Janse Van Vuuren, Avant Apparel et MaXhosa by Laduma parmi les plus prometteurs.

Cet enthousiasme de la part des leaders de l'industrie locale, comme Emilie Gambade, la rédactrice en chef du Elle South Africa, est typique d'une communauté très soudée, qui est à l'origine de plusieurs initiatives et d'un réseau de soutien aux créateurs. " En 2000, nous avons lancé Elle Rising Star Award, en partenariat avec Mr Price, pour répondre à notre volonté de découvrir de nouveaux talents. Cela a servi de rampe de lancement pour de nombreux jeunes : David Tlale, Anisa Mpungwe, Chloe Mutton, Tiaan Nagel, Sindiso Khumalo, Nicholas Coutts... "

Le problème, selon elle, c'est le déchaînement de rivalités. " Les Fashion weeks sont un véritable casse-tête. Sans organisation officielle pour superviser et coordonner la danse des défilés, ou même décider de standards pour l'industrie, les créateurs présentent leurs collections lors de deux événements différents, parfois à une semaine d'intervalle. L'ironie, c'est qu'aucun des organisateurs de ces deux fashion weeks n'est en mesure d'apporter quelque chose de valable," explique-t-elle, à propos du travail de Precious Moloi-Motsepe de l'African Fashion International Mercedes-Benz Fashion Week et de Lucilla Booyzen de la South African Fashion Week.

La nature exceptionnellement compétitive du marché touche jusqu'aux grands acteurs internationaux : des partenaires locaux comme Surtee Group, Edcon et Apsley Group rivalisent pour décrocher des accords de franchise et des joint-venture.

" Même si le paysage de la mode au détail n'est pas encore très développé en Afrique du Sud, les commerçants ne doivent pas sous-estimer le consommateur. N'espérez pas qu'ils soient reconnaissants pour des produits de second ordre, ou pour des prix abusivement enflés, " reprend la PDG du SANFC. Elle fait par là allusion aux tarifs de vêtements d'importation, parfois majorés de 45 % à cause des taxes douanières.

" Quelques labels mondiaux haut de gamme sont parfois pris en otage par les détenteurs d'accords de licence, et cela remet en question l'intégrité de leur marque, à cause d'approximation dans les tailles, la gestion des stocks, ou les services aux clients. Les produits amusants, légers, le '"fun stuff" n'est pas de mise dans nos espaces de vente. Nos commerçants écoulent les stocks de l'hémisphère nord. C'est d'ailleurs une bénédiction pour le e-commerce," souligne-t-elle.

businessoffashion.blog.lemonde.fr


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