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Quelques jours après leur soirée étudiante, la gueule de bois. Le 17 novembre dernier, Buzzfeed publiait les photos d'une soirée déguisée organisée par deux associations étudiantes de l'EDHEC de Lille. Parmi les élèves de l'école de commerce présents, plusieurs prennent la pose, le visage recouvert de noir: l'une est "déguisée en Samuel L. Jackson" dans Pulp Fiction. D'autres lui ont préféré les comédiens de Rasta Rocket. Une autre encore s'est simplement "déguisée en personne noire". L'article de Buzzfeed dénonce l'usage du blackface: se peindre la peau en noir pour imiter une personne noire. Et il a fait réagir. Sur Facebook, l'article a suscité plus de 800 commentaires. Sur Twitter, il est même devenu sujet à sondages, l'un d'entre eux récoltant plus de 1300 votes:
Les "minstrel shows"Deux semaines avant les étudiants de l'EDHEC, la blogueuse mode Valentine Hello, s'était déjà couverte de fond de teint foncé pour "mieux ressembler à Michonne", un personnage noir de The Walking Dead. Ce qu'elle avait envisagé comme "une sorte d'hommage" à l'héroïne interprétée par l'actrice Danai Gurira. Des intentions comparables à celles de Jeanne Deroo, une journaliste française du magazine Elle "déguisée en Solange Knowles" en 2013, un acte dont elle "ignorait la gravité" mais qui avait fait réagir les médias jusqu'outre-Atlantique. Et pour cause: les Américains sont beaucoup plus sensibilisés que les Français au racisme du blackface. Populaire aux Etats-Unis au XIXe siècle, la pratique consistait à se peindre le visage et à tourner en ridicule les personnes noires, le plus souvent dans le cadre des "minstrel shows". "Ces spectacles visaient à donner la race en spectacle et s'adressaient d'ailleurs aux blancs. Il s'agissait de faire rire aux dépens des noirs", raconte Eric Fassin, professeur de sociologie. Le clown Jim Crow, créé par Thomas Dartmouth Rice et repris pour les "minstrel shows", donnera son nom aux lois de ségrégation raciale aux Etats-Unis. Il représente "toutes les tares définies par le regard des blancs sur les esclaves noirs: paresseux, insouciants, stupides et indolents", selon Sylvie Chalaye, anthropologue des représentations coloniales.
Et Pap Ndiaye, historien spécialiste de l'Amérique du nord, d'ajouter:
L'acte de se peindre la peau en noir convoque donc une histoire douloureuse aux Etats-Unis. Et c'est au nom de l' "américanité" supposée de cette histoire que tous les Français commettant des blackface se sentent exempts de culpabilité. Quand Jean-Michel Maire et Valérie Benaïm de "Touche pas à mon poste", Jonathan Lambert sur le plateau d'"On n'est pas couchés", Loris Giuliano de l'émission de radio (filmée) "C'Cauet" commettent des blackface, cette "excuse" revient, sur les réseaux sociaux et dans les médias: comment une tradition raciste aux Etats-Unis, vieille du XIXe siècle, peut l'être ici en France?
Pour Alain Korkos d'Arrêt sur images, Jeanne Deroo -quoiqu'elle ait fait une erreur "idiote"- n'aurait pas du s'excuser de son blackface à cause de journalistes originaires d'un pays qui a appliqué les lois ségrégationnistes jusqu'en 1964: "Elle eût été plus inspirée en adressant un "Pffft !" poli à la presse étazunienne qui tente de nous imposer l'Histoire honteuse de son pays." En somme, la France a été raciste, d'accord, mais moins que les Etats-Unis. Un passé français innomé...Justement, cette "Histoire honteuse" ressemble plus à l'histoire française qu'on ne le croit... à la différence qu'aux Etats-Unis, le "minstrel show" a un nom.
Si les "minstrel shows" faisaient tabac aux Etats-Unis du XIXe siècle, la France avait elle aussi ses personnages noirs caricaturaux, et ce dès le XVIIIe siècle.
Au sujet de "Malikoko, roi nègre", l'anthropologue détaille:
Le recours au blackface, comme outre-Atlantique, se fait au théâtre comme au cinéma. Mais on ne désignait pas ces comédies de travestissement par un nom qui leur était propre:
Un présent normaliséRestent encore aujourd'hui des traces de ces représentations racistes, au carnaval de Dunkerque notamment. Bernard Vandenbroucque est le fondateur et chef du groupe des "Noirs" de Dunkerque (sic). Chaque année, depuis 1969, le Dunkerquois et sa bande défilent dans les rues de la ville grimés de maquillage noir, avec "un pull à col roulé noir, des gants blancs aux mains, un collier d'os autour du cou, une jupe de raphia autour de la taille", énumère t-il. L'homme de 70 ans raconte qu'il a été à la fois "effrayé" et "attiré" par les carnavaleux "tout noirs, avec des toiles de jute et de la paille" qu'il a vu défiler quand il était enfant:
Pour Sylvie Chalaye, il n'est pas surprenant que le blackface soit aussi violent en carnaval:
À la question de savoir d'où viennent ces costumes et ce qui les a inspirés, Bernard Vandenbrouque évoque timidement les colonies:
L'héritage d'oppressionsPour Pap Ndiaye aussi, le rapport avec la colonisation et l'esclavagisme est évident: "Les caricatures violentes de ce genre ont une histoire qui est liée à des situations de dominations anciennes et à des situations contemporaines de discrimination. Bien entendu, c'est un héritage de l'histoire de la colonisation et de la mise en place du système esclavagiste: lorsque la race noire a été inventée en tant que notion, à partir du XVIIe siècle avec la mise en place du grand commerce transatlantique. C'est à partir de ce moment là que la notion de race noire émerge avec ses caractéristiques physiques, intellectuelles et morales." La société occidentale s'est chargée d'en faire quelque chose d'humoristique, jusqu'à ce rire devienne si normalisé qu'il s'est débarrassé de toute culpabilité. D'où la représentation profondément problématique du blackface, peu importe l'intention: qu'il s'agisse "de se déguiser" en Michonne, en Solange Knowles ou tout simplement en personne noire, l'identité raciale n'est pas un déguisement.
Il est d'ailleurs tout à fait possible de se déguiser en une personnalité noire en contournant le blackface. "La logique même du blackface consiste à faire de la domination raciale un jeu -alors que les Noirs en font l'expérience brutale. La preuve? Le maquillage s'enlève; c'est donc l'inverse de la race, qui fonctionne comme un stigmate permanent et constamment visible", démontre Eric Fassin. "Être noir, ce n'est pas un travestissement, ce n'est pas pour rire ; c'est une condition, prise dans une histoire raciale. À l'inverse, on peut s'interroger: pourquoi est-ce drôle pour celui qui joue à se grimer en noir, ou pour le public? De quoi rit-on? De qui se moque-t-on?", questionne le professeur de sociologie. Bernard Vandenbroucque se défend toutefois de s'être personnellement inspiré de l'histoire coloniale et esclavagiste française:
Des blancs?
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