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" Le monopole occidental des ONG ne répond plus aux équilibres du monde "

  Politique, #

Pierre Micheletti, 57 ans, est médecin, universitaire et écrivain. Spécialiste des questions humanitaires, il travaille depuis près de trente ans dans ce domaine (président de Médecins du monde de 2006 à 2009, actuel vice-président d'Action contre la faim) et a publié de nombreux ouvrages sur le sujet. Il enseigne aussi à Sciences-Po Grenoble. Il explique les enjeux du premier Sommet mondial sur l'action humanitaire organisé lundi 23 et mardi 24 mai, à Istanbul.

Le premier Sommet mondial sur l'action humanitaire se tient à Istanbul, en Turquie, un pays en guerre civile dans le sud de son territoire et qui vient de signer un accord avec l' Union européenne sur les réfugiés syriens. Ce choix n'est-il pas problématique ?

Les conditions actuelles ne sont pas celles qui prévalaient quand [le secrétaire général de l'ONU] Ban Ki-moon a proposé ce sommet. En dehors de ces aspects politiques, le choix de se réunir à Istanbul revêt une forte dimension symbolique. Cela vient rappeler que la première des solidarités humanitaires est toujours celle des pays limitrophes de ceux où se déroulent les crises. On le voit avec la Jordanie, le Liban et la Turquie, où les volumes de populations accueillies sont sans commune mesure avec ceux qu'on a en Europe.

Quels sont les enjeux de ce sommet ?

Pour la première fois, seront réunies les quatre grandes familles humanitaires : les agences onusiennes, les ONG internationales, le mouvement de la Croix-Rouge et les Etats. Si l'on veut donner une idée de leur poids respectif, 22 milliards de dollars ont été dépensés en aide humanitaire internationale en 2014, dont 60 % par les agences onusiennes, 20 % par les ONG, 10 % par la Croix-Rouge et 10 % dans le cadre d'aides gouvernementales bilatérales.

Chacune de ces grandes familles est hétérogène. Les ONG internationales (c'est-à-dire déployées sur au moins trois pays) sont environ 250. Elles se divisent en deux catégories. D'un côté, le modèle " scandinave " où, de façon très assumée, les ONG (norvégiennes, suédoises, danoises, hollandaises, etc.) sont des outils de politique étrangère ; elles sont financées en grande partie sur des fonds gouvernementaux. De l'autre côté, il y a le modèle " méditerranéen " dans lequel on place Médecins sans frontières (MSF) et Médecins du monde (MDM), qui ont une culture de rupture avec le gouvernement, héritée de Tocqueville.

Quelles sont les conséquences de ces cultures divergentes ?

Sur des terrains complexes tel l' Afghanistan, ces grandes familles de l'humanitaire jouent des jeux compliqués. On a ainsi reproché aux agences des Nations unies d'être inféodées aux forces de l' OTAN, dirigées par les Etats-Unis, au lieu d'avoir la distance qu'on attend d'elles. C'est un premier brouillage. Parmi les ONG, on a retrouvé le clivage entre " scandinaves " et " méditerranéennes ", c'est-à-dire entre les ONG qui se sont affichées avec les troupes de la coalition, et celles qui, comme MSF, ont refusé toute forme de coordination sur le terrain. On y a vu de l'arrogance, mais c'était surtout une manière de ne pas brouiller son image en restant à distance des militaires.

Le mouvement de la Croix-Rouge est-il traversé par les mêmes contradictions ?

Il a des différences entre la Fédération internationale (FICR), le Comité international (CICR) et les sociétés nationales de la Croix-Rouge. Par exemple, le Croissant-Rouge qatari n'a en théorie par le droit d'intervenir en Syrie comme il le fait : une société nationale ne peut intervenir qu'à condition d'avoir été invitée par la société nationale du pays hôte, ce qui n'est pas le cas en Syrie. On reproche d'ailleurs au Croissant-Rouge qatari de faire le jeu de la politique étrangère du Qatar [favorable à l'opposition en Syrie] et donc de contribuer à polariser l'action humanitaire.

La sécurité semble être le grand enjeu du moment. Y a-t-il une montée objective des attaques contre les humanitaires ?

Les ONG n'ont pas une culture du partage de l'information sur les questions de sécurité. Overseas Development Institute et la chercheuse américaine Abby Stoddard ont mené une étude qui fait référence : sur la décennie 1996-2006, ils ont observé un doublement de la pré valence de mortalité violente. De 4 morts pour 10 000 humanitaires par an, on est passé à 8. Par la suite, il y a eu un pic en 2013, puis une baisse en 2014. Cette étude montre aussi que, derrière cette impression inquiétante d'une insécurité montante, il y a de réelles nuances : si l'insécurité des ONG et des agences de l'ONU augmente, celle du CICR est plutôt en baisse. En 2013, les chiffres sont tirés vers le haut par un groupe de cinq pays : le Soudan du Sud, le Yémen, la Syrie, le Pakistan, l'Afghanistan et la Somalie. Il n'est donc pas tout à fait juste de dire que la violence se généralise.

Quelle est votre expérience personnelle sur la montée de l'insécurité ?

Au sommet d'Istanbul, Action contre la faim (ACF), dont je suis vice-président, demande la nomination d'un rapporteur spécial des Nations unies pour le respect des droits humanitaires. Pour avoir géré un kidnapping en Somalie quand j'étais à MDM, je dirais qu'il y a l'insécurité objective et l'insécurité subjective. En tant que responsable, vous n'attendez pas d'avoir un pépin sécuritaire pour adopter une attitude de prudence. Ainsi, la baisse des incidents entre 2013 et 2014 s'explique par le fait que les ONG ont réduit leur voilure dans les pays les plus dangereux. Au Mali, par exemple, les ONG ont le sentiment qu'être français sur un théâtre d'intervention de l' armée française est un facteur de risques. Elles vont donc avoir recours à leurs réseaux internationaux - MSF Espagne, plutôt que MSF France, notamment - ou au contrôle à distance, en africanisant la mission malienne qui sera dirigée depuis le Tchad. C'est pourquoi beaucoup d'ONG se " transnationalisent ".

Le langage et les actions humanitaires adoptées par les Etats et leurs arm ées n'ont-ils pas contribué à l'insécurité des ONG ?

En Afghanistan, les troupes d'occupation ont décidé de se servir de l'humanitaire pour développer une stratégie du " gagner les cœurs et les esprits ". Les actions " civilo-miltaires ", comme rénover un dispensaire et y envoyer des médecins militaires pour y donner des consultations, brouillent l'image du " qui fait quoi ". Sans compter les forces armées qui utilisent la symbolique humanitaire à des fins de pacification. Il y a eu à ce sujet un débat surréaliste en Afghanistan : quand l'OTAN est passée d'une stratégie de présence ostentatoire à un profil bas, elle a voulu banaliser tous ses véhicules en les repeignant en blanc, la couleur des humanitaires ! Les ONG ont protesté. Après des semaines de bras de fer, les militaires ont opté pour le beige...

Il y a un autre problème : les ONG qui mènent des actions de développement de long terme sont obligées de travailler avec les autorités locales. Faire du développement en Afghanistan aujourd'hui, c'est travailler avec les autorités en place et, donc, être identifié par la rébellion comme un " collabo " du gouvernement.

L'émergence de la justice internationale a-t-elle fragilisé les ONG, qui ont pu devenir des témoins à charge ?

Les grandes ONG ont été confrontées à la question de la justice internationale. Il leur a été demandé de contribuer à documenter des crimes de guerre, par exemple au Kosovo ou au Darfour, par des certificats médicaux établissant des viols ou des cas de tortures. Des éléments de preuves qu'elles détenaient du fait de leurs activités de proximité sur ces conflits. Une solution consiste à désourcer ces informations ou à les transmettre anonymement. Revendiquer le témoignage peut entraîner la paralysie de la solidarité.

Qu'en est-il des moyens ?

Avec plusieurs conflits classés au niveau 3 des grandes urgences humanitaires de l'ONU ( Centrafrique, Yémen, Syrie, Irak, Soudan du Sud), la situation n'a jamais été autant consommatrice d'argent que dans cette décennie. Un palier a été franchi en 2014, avec une aide atteignant 22 milliards de dollars. Celle-ci flirte avec les 25 milliards cette année.

Sur le total des sommes dépensées en 2014, 16 milliards viennent des gouvernements et 6 milliards, de donateurs privés. Ce sont donc les Etats qui payent, et ceux-ci sont à 80 % des pays de l'OCDE, même si de nouveaux donateurs comme la Turquie, le Brésil et les pays du Golfe sont en train d'émerger. Autrement dit, l'aide humanitaire est déployée dans une écrasante majorité par des ONG occidentales et financée dans une très large proportion par des pays occidentaux. Dès lors, les belligérants se posent la question de la neutralité.

Ont-ils raison de mettre en doute l'impartialité de l'aide humanitaire ?

Oui, pour une part. Une ONG française comme Acted a atteint en quelques années le volume considérable de 170 millions d'euros : cette montée en puissance est difficilement dissociable de sa relation avec le ministère des affaires étrangères français. En revanche, MSF est financée à 98 % par des dons privés. Et le CICR continue d'être identifié comme neutre, alors que les Etats-Unis sont l'un de ses principaux financeurs.

En 2008, vous parliez de " désoccidentaliser " le monde humanitaire.

Cela m'a été reproché, y compris par des amis. Derrière ce mot, on a voulu voir un renoncement à l'humanisme et aux valeurs universelles, une acceptation du " choc des civilisations ". Mais ce n'est pas cela. " Désoccidentaliser " les ONG, c'est sortir du monopole occidental qui prévaut aujourd'hui et qui n'est pas satisfaisant car il conduit à la dangerosité et à la paralysie. Il ne correspond plus aux équilibres du monde, avec la montée en puissance de l'Inde ou de la Chine. Pourquoi n'y a-t-il pas de MSF Inde ?

Oui, pourquoi ?

Parce que le monde humanitaire n'est pas dans le " lâcher prise ". Il y a un fossé entre les déclarations d'intentions et les actes. Une chose est d'" africaniser " ou d'" asiatiser " les cadres, une autre est de changer les états-majors. La vraie mutation serait de créer des entités autonomes non occidentales. On se prive de ressources financières importantes. Dans le cadre de l'Inde, on se prive aussi de modèles opératoires originaux. Ce pays a une forte tradition de réponse humanitaire aux cyclones du Bengale, selon un modèle qui n'a rien à voir avec celui de MSF ou MDM. Ces organisations sont issues d'un modèle médical urgentiste alors les Indiens donnent la priorité, non pas aux blessés, mais aux survivants en les aidant à retrouver au plus vite des moyens de subsistance. Les modus operandi pourraient s'enrichir en se métissant.

L'autre raison du retard de la " désoccidentalisation ", c'est la mythologie humanitaire. Les ONG n'ont pas envie de descendre de leur piédestal. Il y va aussi de leur survie institutionnelle. Elles sont devenues de vraies entreprises, qui ont pris acte de la crise économique et cherchent à préserver leurs emplois.



Source : Le Monde.fr


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