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Le mythe de l'athlète noir

  Sport, #

Le préjugé semble réactivé à chaque JO : la domination des sprinteurs et des coureurs de fond noirs sur les autres aurait quelque chose à voir avec leur couleur de peau, leur code génétique, leur constitution physiologique particulière. Récemment, une journée d'étude interdisciplinaire revenait sur cette supposition, profitant du décalage par rapport à l'actualité sportive pour s'offrir le luxe du recul historique, sociologique et génétique. [article publié en octobre 2013]

" C'est un fait avéré que le sport d'excellence appartient à ces espaces sociaux qui donnent particulièrement prise aux discours naturalisants. Les succès des sportifs qui brillent au plan international sont en effet référés de façon quasi invariable à leur nature ", déclare d'emblée Manuel Schotté, sociologue, auteur d'un livre sur la " fabrique " des marathoniens marocains d'excellence dans les années 1980(2). Car, nous l'avions peut-être oublié, mais l'épreuve reine de la course de fond a d'abord été dominée par cette " race blanche " avant de laisser la place aux fameux coureurs " noirs " est-africains dans les années 1995-2000.

 

Et Benoît Gaudin, anthropologue du sport, prenant plus de recul historique encore, de renchérir et d'appuyer cette déconstruction de nos préjugés à courte vue : " Jusqu'à la victoire d'Abebe Bikila au marathon olympique de Rome en 1960, les athlètes noirs ne sont pas vraiment pris au sérieux dans les épreuves d'athlétisme. On considère alors les courses de fond comme une chasse gardée des coureurs scandinaves, voire anglo-saxons." Et le chercheur, d'enfoncer le clou : " Démarrant vite pour s'essouffler rapidement, les Africains semblaient manquer de discipline, de patience, de caractère et d'intelligence pour gagner des compétitions de haut niveau. Les exploits passés de Jesse Owens aux JO de Berlin en 1936 sont interprétés au titre d'une exceptionnalité strictement individuelle. L'athlète noir est au mieux considéré "a bit of joke", au pire "le clown à la cour de l'athlète européen". Un peu comme aujourd'hui en natation ou en bobsleigh."

La perception sociale des compétences sportives des athlètes africains bascule radicalement dans les années 1960, inversant le stigmate, et forgeant un mythe, celui de l'" athlète naturel " noir qui leur colle littéralement à la peau aujourd'hui. Ce basculement se produit aux JO de Mexico de 1968, quand l'histoire des premières victoires d'athlètes africains croise celle des revendications noires américaines, précise l'historien Nicolas Martin-Breteau. Dès lors, l'ensemble des représentations sociales états-uniennes sur la répartition " raciale " des compétences humaines se reportent sur les coureurs africains, amalgamés dans la catégorie des " Noirs ". La constante dans ces représentations réside, selon cet américaniste, dans l'impossibilité historique (et le refus idéologique) de concevoir une égalité entre " Blancs " et " Noirs ", ces derniers étant perçus soit supérieurs, soit inférieurs, et de rechercher les fondements de cette altérité biologique dans les domaines les plus variés (sport, sexualité, quotient intellectuel). Du fait de cette altérité biologique supposée, les " Noirs " n'auraient aucun mérite à gagner, puisqu'ils seraient dotés de dispositions différentes.

Adaptationnisme

À la division raciale des compétences à la mode nord-américaine - proche finalement des théories raciales fixistes de la fin du XIXe siècle - précise le généticien des populations André Langaney, le mythe de l'" athlète naturel " africain adjoint néanmoins une composante "écologique" plus conforme à l'image adaptationniste que le sens commun se fait de l'évolution des espèces depuis Darwin. La suprématie des Noirs dans le domaine de la course viendrait moins de leur nature atemporelle que de leur adaptation génétique progressive à leur milieu d'origine. Ainsi, les Africains des hauts plateaux, du fait de l'altitude, auraient développé des adaptations biologiques spécifiques pour la course de fond, alors que les aptitudes au sprint des Africains de l'Ouest (et de leurs descendants américains ou jamaïcains) proviendraient des conditions de chasse dans la savane.

 

Outre ces arguments purement conjecturels et nullement validés scientifiquement, Benoît Gaudin montre que le mythe concernant les compétences athlétiques des Est-Africains s'appuie également sur un syllogisme fallacieux. Ce syllogisme suppose que les difficultés liées à l'hypoxie (ce stress lié à la baisse de l'oxygénation) des athlètes de basse altitude quand ils courent en haute altitude induisent un avantage des athlètes de haute altitude quand ils courent en basse altitude. Or, ce n'est pas le cas. La seule situation où les coureurs de haute altitude sont avantagés, c'est quand ils courent en haute altitude face à des coureurs de basse altitude non habitués. Mais mis à part le cas exemplaire des JO de Mexico, les courses et rencontres athlétiques de haut niveau se font le plus souvent en basse altitude, et ne procurent donc aucun avantage aux coureurs d'Afrique de l'Est.

Faute de mieux, les journalistes et, avec eux le sens commun, semblent se contenter de ces historiettes les sachant infondées, soutenues néanmoins par une foi inébranlable en les " progrès de la science " arguant que si " la science " (ici unanimement perçue comme la génétique) n'a pas encore réussi à percer le mystère des coureurs africains, c'est parce qu'elle n'en aurait pas encore les moyens. Cette foi en " la science " en révèle une autre: la foi en un fondement strictement biologique de l'altérité humaine.

Alors pourquoi certains pays d'Afrique deviennent-ils le vivier des coureurs les plus performants ? À rebours de ces interprétations " biologisantes " et bien souvent " racistes ", Manuel Schotté montre que le succès international - historiquement provisoire - de pays comme le Maroc ou le Kenya ne doit rien à une nature supposée supérieure de leur population, mais résulte d'un ensemble de conditions sociales. La réussite des marocains puis des Est-Africains est ainsi le fruit d'une double construction sur le " marché " du sport de haut niveau.

Au niveau de l'offre d'abord : si l'on prend le cas du Maroc, explique le chercheur, on constate qu'une histoire longue et courte se croise. La période coloniale avait conduit à une cristallisation de la croyance dans le salut par le sport, or, cette histoire longue croise au début des années 1980 une spécialisation nationale, un investissement de l'État marocain dans une filière sportive relativement peu coûteuse, celle de la course de fond, grâce à la généralisation des cross scolaires, un recrutement systématique d'apprentis coureurs, et la mise en place d'un centre d'entraînement spécialement dévolu à la course.

Au niveau de la demande ensuite: apparaît depuis la décolonisation un marché mondialisé de l'athlétisme où règne une forme particulière de professionnalisme marquée par une absence de barrière à l'entrée du marché (la course à pied apparaissant comme le sport le plus démocratique et égalitaire), mais aussi par une rémunération exclusivement à la prime, avec des primes très concentrées sur les meilleurs, et non au salariat comme dans d'autres sports. Cela a créé un espace professionnel précaire et hyperconcurrentiel.

En quoi cette organisation particulière fut-elle "favorable" aux athlètes africains ? Elle l'a été car, à mesure que ce marché précaire et hyperconcurrentiel s'est mis en place, les athlètes européens se sont petit à petit tournés vers d'autres disciplines moins concurrentielles, quand l'écrasante majorité des coureurs africains, tous issus de classes populaires, d'ailleurs plutôt urbaines - contrairement au mythe du berger de l'Atlas ou des hauts plateaux - y ont vu un moyen d'émancipation sociale mais où il fallait redoubler d'effort pour survivre.

Bref, il n'y a pas de supériorité intrinsèque des athlètes africains (l'athlétisme étant un sport standardisé, on peut largement comparer les performances du temps de la domination " blanche " et celles d'aujourd'hui (3)) mais un remplacement, une transformation de la démographie des athlètes de haut rang.

Benoît Gaudin ajoute à ce constat sociologique une explication anthropologique complémentaire: cette suprématie vient aussi du pouvoir de persuasion du mythe de "l'athlète naturel" parmi les populations concernées elles-mêmes au Kenya et en Éthiopie, véhiculée essentiellement par les journalistes et les recruteurs "blancs" qui s'y rendent. À travers une enquête récente, l'anthropologue a justement pu mesurer son rôle dans la motivation des apprentis coureurs et, finalement, le poids des prophéties auto-réalisées qui en découlent et alimentent le mythe en retour...

Bref, si les mythes ont la vie dure, celui de l'athlète " naturel " noir ne devrait pas faire exception, malgré toutes ses déconstructions.

(1) " La biologisation du social, un état des pratiques ", journée d'étude organisée le 17 septembre 2013 à Paris par Sébastien Lemerle (Paris Ouest, Cresppa/CSU) et Carole Reynaud-Paligot (NYU, Paris 1).

(2) " La construction du "talent". Sociologie de la domination des coureurs marocains ", Raisons d'agir, 2012.

(3) Le chercheur précise qu'entre 1980 et 2005, le niveau requis pour entrer sur le marché de la course de fond n'a pas évolué de façon significative. Les performances de pointe ont, elles, sensiblement évolué mais le niveau de performance du 50e mondial n'a pas augmenté. À ces données s'ajoute le fait, objectivement attesté, d'une désertion des coureurs européens - dont le niveau moyen n'a cessé de baisser - remplacés par des coureurs africains.

Photo : Usain Bolt (Jamaïque, au centre) triomphant au championnats du monde 4x100 mètres relais, au stade Luzhniki de Moscou, en août 2013. © Loïc Venance/AFP



Source : Temoignagechretien


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caroline
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