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Le phrasé qu'on enseigne aux comédiens les sépare des quartiers populaires, Eva Doumbia

  Culture & Loisirs, #

La plupart des artistes issus de la diversité sont formés aux meilleures écoles mais demeurent dans l'invisibilité. Eva Doumbia s'interroge sur les raisons profondes de ce paradoxe.

Franco-ivoirienne, Eva Doumbia, 46 ans, a clamé haut et fort, non sans virulence, le lundi 30 mars à la soirée de La Colline à Paris, son identité « de metteuse en scène française et afropéenne ». Elle vit et travaille aujourd'hui à Marseille, où sa compagnie La Part du pauvre est conventionnée par l'Etat et soutenue par la ville. Elle bénéficie d'une belle reconnaissance mais n'en est pas moins combative. Sans doute parce que la route a été longue depuis qu'enfant, dans la ville alors communiste du Havre, elle est tombée dans le théâtre, naturellement et... gratuitement. Elle raconte tout son parcours dans cette tribune, en analyse les difficultés, et témoigne avec force de ses aspirations.

Eva Doumbia, directrice de la compagnie La Part du pauvre

“ Au manque de diversité ethnique, culturelle et sociale sur les plateaux de théâtre, les directeurs de centres dramatiques et de théâtre nationaux répondent par des formations en direction des publics et jeunes acteurs discriminés. C’est une très bonne chose. Qui ne suffira pas. Et je peux le démontrer à partir de mon expérience personnelle.

Je suis metteure en scène afropéenne issue d’un milieu ouvrier et immigré. J’ai été très bien formée... A l’ Unité Nomade de Formation à la Mise en Scène, initiée par Josyane Horville au Conservatoire National Supérieur d'Art Dramatique, j’ai reçu les enseignements des plus grands, Krystian Lupa, André Engel ou Jacques Lassalle… Avant ce concours, j’avais déjà suivi un enseignement théorique à l’université de Provence. A l’Unité Nomade, je partageais ma passion du théâtre avec Richard Brunel, Célie Pauthe, Laurent Hatat, Blandine Savetier, Eric Massé, qui sont aujourd’hui directeurs ou artistes associés de ces mêmes centres dramatiques ou théâtres nationaux. Par la suite, mon travail a été présenté à Paris au Théâtre du Rond-Point, à la Tempête, à la session « Ecriture d’Afrique » du Théâtre du Vieux-Colombier, ou aux Francophonies en Limousin.

Lorsque je ne suis pas en Afrique ou aux Caraïbes, je suis accompagnée, à Marseille, par le Théâtre de la Criée, centre dramatique national, ou par la scène innovante des Bernardines. En février dernier, le Carreau du Temple à Paris m’a accueillie et confié la programmation du week-end Africaparis, premier événement afropéen (et pluri-disciplinaire) de France qui a accueilli 12 000 visiteurs. L'événement fut couvert par toute sorte de journalistes de la presse féminine et littéraire, mais - et c’est emblématique -, par aucun critique théâtral. Ce préambule pour démontrer que j’appartiens à la famille du théâtre subventionné...

« Artiste invisible, pour qui chantes-tu ? » aurait pu écrire l'écrivain afro-américain Ralph Ellison.

Eva Doumbia


La plupart des acteurs que j’ai dirigés, que je dirige, sont issus des minorités ethniques, culturelles, sociales ou post-coloniales françaises. Eux aussi sont formés. Ils se nomment Ludmilla Dabo, Mounir Margoum, Atsama Lafosse, Jézabel D’Alexis, Astrid Bahiya, Cyril Gueï, Kader Lassina Touré, Laetitia Lalle Bi Beni, Anne Agbadou-Masson, Nanténé Traoré, Nina Nkundwa… Ils ont appris le métier au CNSAD, au TNS, au TNB, dans différents conservatoires de région, parfois dans des cours privés. Les autres artistes avec qui je partage des discussions sur le sujet ont été formés dans les mêmes écoles publiques de théâtre. Ceux de ma génération - Paulin Foualem, Myriam Tadesse, Yasmine Modestine, Gerty Dambury, Félicité Ouassi, Mohamed Rouabhi – comme les plus jeunes Jenny Meta Mutéla, Karima El Kharraze, Yann Gael, Amandine Gay… J’ai croisé ou j'ai repéré aussi Miloud Khétib, Samira Sédira, Sami Bouajila, Hassane Kouyaté, Emile Abossolo M’Bo, Jean-Pierre Baro, Rachida Brackni ou Léonie Simaga et Bakary Sangaré qui, eux, sont à la Comédie-Française.

 

Il suffit donc de regarder et de les nommer : des artistes de théâtre « divers » et formés, il y en a. Certains travaillent beaucoup, d’autres sont invisibilisés. Le premier travail consiste en ceci : rendre visibles les artistes déjà formés issus de la diversité. Le second consiste à s’interroger sur les raisons profondes de leur invisibilité.

Je crée en 2012, aux Francophonies en Limousin, le spectacle manifeste Afropéennes, d’après Blues pour Elise et Ecrits pour la Parole de la romancière Léonora Miano, en y distribuant des actrices afropéennes. Au même moment, France Culture enregistre en public à Théâtre Ouvert, à Paris, les mêmes textes, écrits par une femme noire pour des femmes noires, avec six comédiennes à la peau blanche. Cela révèle quoi ? Que les textes de Léonora Miano ont une portée universelle ? Certes, mais alors à la condition qu' « universel » veuille dire « blanc, bourgeois, parisien » ? Que cet événement ait été l’initiative d’une radio publique et d’un théâtre spécialisé pour la littérature dramatique est emblématique. Les comédiennes choisies l’ont été pour leurs voix, leurs accents ou plutôt leur supposée « absence d’accent ». Cette dimension formelle est symptomatique : elle prend racine dans un contexte politique et historique.

Edward Bond écrit que « L’art dramatique est au cœur de toute démocratie ». Poser la question des diversités au théâtre est un enjeu politique parce qu’il place la question de la représentation au centre. Mais aussi et surtout parce que le théâtre est un art du langage.

Je reviens sur la formation. On va vers les marges et on les forme. On les forme à quoi ces jeunes ? A regarder les spectacles des Théâtres Nationaux ? A les habituer à entendre dire les textes du répertoire d’une certaine manière ? A ce qu’ensuite eux-mêmes les disent de cette même manière ? A ce qu’ils acceptent de s’identifier aux personnages créés par Ibsen, Tchékov ou Claudel ? Mais ils s’identifient déjà tous les jours à des personnages qui ne leur ressemblent pas, au cinéma, à la télévision... à qui ils essaient de ressembler.

Je me souviens aussi de ce qu'écrit, dans Petite Île, la romancière née aux Antilles anglaises, Jamaica Kincaid : « Car n’est-il pas étrange que le seul langage que je possède pour parler de ce crime est le langage du criminel qui a commis le crime ? Et qu’est-ce que cela peut bien signifier ? ».

Je l’affirme avec péremption : ce qui en réalité fait écran entre le public souvent non-blanc des classes populaires et les scènes du théâtre institutionnel n’est pas seulement la couleur de peau des interprètes. Et encore moins la complexité des textes littéraires. C’est la manière dont ceux-ci sont prononcés. Le phrasé qu’on enseigne aux comédiens dans les écoles nationales, celui qu’on entend sur les théâtres de l’institution est un phrasé qui les sépare des quartiers populaires. Les habitants des périphéries sociales ne se reconnaissent pas, ne comprennent pas ce qui est dit lorsqu’ils vont dans ces théâtres. Abdellatif Kéchiche le décrit parfaitement dans son film L’Esquive. Et lorsque je crée, en 2002, On ne badine pas avec l’amour, d’Alfred de Musset, d'une manière la plus décontractée possible, presque en chuchotant comme au cinéma, avec entre autres le comédien Mounir Margoum, alors encore au CNSAD, le directeur du Centre Culturel Français où je présentais mon spectacle à l'étranger a taxé ma mise en scène « de spectacle pour sauvageons des Quartiers Nords » ! Parce qu’effectivement, les comédiens s’étaient affranchis de la forme qu’on leur avait enseignée dans les écoles pour mieux se rapprocher des classes populaires.

Parlons d'autre chose encore : de « l’imaginaire français ». L'amender est urgent. Une autre narration de l’Histoire collective est nécessaire. Nous, Français, célébrons Toni Morrison mais ignorons Maryse Condé qui a écrit le roman historique Ségou. Snobons-nous les français Koffi Kwahulé, Penda Diouf, Fabienne Kanor, Gerty Dambury et Alain Foix parce qu'ils nous rappellent sans cesse cette histoire coloniale commune qui a fait entrer le café, le thé, le sucre, les avocats, les tomates, le rap, le jazz, le rock et... les téléphones portables (les mines de Coltan...) dans notre quotidien ?

Ce n’est pas ma couleur de peau qui me discrimine, ce n’est pas non plus ma féminitude. C’est ce qu’elles impliquent en retour dans mon travail. Comme tous les artistes, je le nourris de ma propre histoire. Racisée dès ma naissance, pur produit français post-colonial, mon langage théâtral est donc métissé et hybride. Il repose aussi sur une autre connaissance de l’Histoire. Lorsque je crée Afropéennes (Léonora Miano), ou Moi et Mon cheveu, le Cabaret capillaire (Bibish Mumbu), les institutions me taxent de communautarisme. Quelle ironie : qui est communautariste ? Pourquoi, moi, je devrais m'identifier à Nora, l'héroïne d'Ibsen ? Je n'ai pas grandi dans la bourgeoisie, je ne suis pas blanche. Mes mythes fondateurs sont en partie grecques et chrétiens, mais mes héros se nomment aussi Soundjata Keita, La reine Pokou, Chaka Zulu ou Samory Touré. Je m' adresse aux nôtres, à tous les nôtres... Maghrébins, Noirs, Asiatiques, Gitans, Arméniens, Blancs.

Nous ne revendiquons pas le pouvoir. Nous souhaitons faire partager notre expérience artistique, politique et sociale. Nous voulons donner. Et pour ce faire, il nous faut une véritable écoute, de réelles discussions, et surtout... des moyens de production, des outils de diffusion… "

www.telerama.fr


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