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Le vaudeville en noir et blanc

  Culture & Loisirs, #

Juste avant le 170 e anniversaire de l'abolition de l'esclavage en France, Lise Schreier, professeur de littérature française à l'université de Fordham à New York, spécialiste du XIX e siècle et du colonialisme, nous offre un recueil de trois vaudevilles mettant en scène des personnages de couleur. De prime abord, ce choix de trois pièces appartenant à un genre largement représenté dans la première moitié du XIX e siècle peut sembler arbitraire. Pourquoi avoir sélectionné une œuvre de 1818 suivie de deux autres datant de 1848 et 1849 ? L'auteure a-t-elle trouvé pléthore de références ou au contraire peu d'occurrences ? Le processus de recherche n'est pas décrit ici mais on devine entre les lignes que ces trois textes rendent compte, de manière exemplaire, du statut de l'homme noir dans la conscience collective d'une époque, car dans un genre théâtral extrêmement populaire. On découvre, dans une introduction érudite d'une quarantaine de pages, que le vaudeville avait certes pour mission de divertir mais également d'instruire puisqu'il abordait principalement des thèmes d'actualité. Si les personnages de couleur sont fréquents dans ce théâtre, suggère Lise Schreier, c'est que la question raciale était peut-être plus centrale que l'on veut bien se le figurer aujourd'hui. Dans les années 1840, le vaudeville attirait trois millions de visiteurs par an à Paris, pour une population d'un million d'habitants : il reflétait donc forcément les préoccupations sociétales de l'époque.

 

Ce qui ressort de cet ouvrage, d'ailleurs soutenu par un riche appareil critique, c'est que le vaudeville, s'il n'avait pas pour ambition d'être subversif ou avant-gardiste, permettait au moins à un large public de s'informer et de réfléchir, mais également de faire se propager et se sédimenter des idées et questions aussi sensibles que celles de l'esclavage et des différences identitaires.

L'analyse de la structure du vaudeville que nous propose ici Lise Schreier montre notamment le caractère central de la musique et de l'intermusicalité. On apprend ainsi que le spectateur de l'époque, friand de chansons populaires, savait reconnaître des airs issus d'autres pièces, les fredonner mais aussi les interpréter lorsqu'ils étaient réutilisés. En d'autres termes, le langage musical avait souvent pour fonction de contredire ou de dévier les mots prononcés sur scène et donc de créer un effet non seulement comique mais aussi critique. Or, c'est précisément sur le jeu des retournements de situations et de la différence entre être et paraître qu'est fondé l'univers du vaudeville.

C'est en tout cas sur ce principe que fonctionnent les trois pièces présentées dans cet ouvrage : Les Deux Colons (1818), qui met en scène deux amies échangeant leurs enfants, l'un à la peau sombre, l'autre claire, pour se venger de leurs maris infidèles ; Malheureux comme un nègre (1847) qui montre des esclaves éloquents et subtils face à des maîtres imbéciles ; La Fin d'une République, ou Haïti en 1849, qui se rit de Louis-Napoléon Bonaparte comparé à l'empereur Souloque. Si ces pièces ont été choisies pour leurs similitudes dans le traitement des questions raciales, l'une d'entre elles, Malheureux comme un nègre, affiche une particularité tout à fait inédite. Pour la première fois en France, on demande à des acteurs noirs de jouer leur propre rôle et non à des acteurs blancs grimés. C'est, pour la commentatrice de ces pièces, l'occasion de retracer l'histoire de l'acteur noir, Saïd Abdallah, qui créa le rôle principal mais qui surtout fut le premier comédien de couleur à monter sur les planches en France : son enfance tragique, marquée par l'esclavage, son arrivée en France, sa liberté durement acquise, ses fonctions de modèle auprès de peintres et sculpteurs parisiens. Finalement, il est question de la carrière d'acteur de cet Africain dont le talent fut entièrement occulté. Ce portrait habilement exécuté permet de souligner un fait crucial : à une époque pourtant marquée par des avancées sociales et intellectuelles telles que l'abolition de l'esclavage et l'avènement de nouveaux domaines de recherche comme l'ethnologie, l'homme noir ne pouvait encore que faire l'objet d'observations scientifiques et taxinomiques, non d'une reconnaissance sociale et artistique.

Comme souligné précédemment, le travail de présentation qui entoure la publication de ces trois vaudevilles est considérable. Dans une annexe très fournie, l'auteure explique et analyse les références musicales qui autrefois étaient immédiatement identifiables mais qui aujourd'hui échappent systématiquement au lecteur. On trouvera aussi une série d'articles parus dans la presse de l'époque, des réactions comme celles de l'écrivain et critique Jules Janin, qui témoignent de la diversité des points de vue - bienveillants, indifférents ou venimeux. Un grand nombre d'illustrations donne à l'ensemble de cet ouvrage un caractère vivant et tangible, notamment la reproduction de partitions d'orchestre sur lesquelles les musiciens, qui passaient de longues heures à attendre dans la fosse durant les répétitions, fascinés et interpellés par la présence d'acteurs noirs, firent des croquis de Saïd Abdallah. Ainsi est mis en relief le pouvoir du vaudeville, genre lui-même versatile et ambigu, qui allait contribuer à normaliser les différences raciales.

En plus d'une contribution remarquable à l'histoire des comportements, et d'une présentation de nombreux documents d'époque inédits, ce très beau volume offre un plaisir véritablement sensuel : celui de la verdeur du verbe, d'un langage sans ambages, d'un franc-parler tout droit sorti d'une époque révolue#



Source : Nonfiction.fr


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suzie
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