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L'épopée collective de la Caraïbe : avec quoi construire notre Chant général ?

  Société, #

J'aurais pu parler des écritures épiques d'Aimé Césaire, de Jacques Stephen Alexis, de René Philoctète et des autres qui ont porté très haut les premières notes de ce chant que nous cherchons. L'hommage est plus que mérité. Je préfère aujourd'hui parler de ce que nous avons à faire, de nos responsabilités de citoyens, de chercheurs et d'écrivains de la Caraïbe. De l'oeuvre collective qui doit suivre son cours, et à laquelle, en toute modestie, il nous revient de contribuer.

Deux absences, ou deux faibles présences, m'interpellent dans l'évolution de nos discussions. Celle d'une langue : le créole. Et celle d'une figure importante de l'histoire de la Caraïbe, voire des Amériques : Jean-Jacques Dessalines, fondateur de l'Etat haïtien, le seul qui soit né d'une victoire militaire sur la colonisation et l'esclavage. Ce n'est pas par un quelconque fétichisme de la langue que j'évoque l'absence du créole. Les langues n'ont pas de mérites comme elles n'ont pas de torts.

Les langues imposées par la violence coloniale sont devenues les nôtres, avec les usages particuliers que nous en faisons. Reconnaître ce fait n'interdit en rien de se poser au moins deux questions : celle du rapport à la langue dans le travail d'écriture, et celle du rapport à nos langues, questions fondamentales dans le processus d'appropriation de l'histoire nécessaire à la thématique qui nous réunit ici : l'épopée collective de la Caraïbe. Cette épopée souhaitée ne restera qu'un souhait si nous n'analysons pas d'une part ses conditions de possibilité, et d'autre part ce qui peut faire obstacle, et de fait, fait obstacle. Ce n'est pas non plus par nationalisme que j'évoque la très faible présence de Jean-Jacques Dessalines.

C'est pour poser la question des repères que nous, chercheurs, écrivains, choisissons ou intériorisons, pour établir les symboles, les héros, opposants, adjuvants, fantômes et mythes de cette épopée. Dans quelle mesure sommes-nous et serons-nous maîtres de ces repères ? Dans quelle mesure peuvent-ils nous être dictés par les auteurs de ce que Valentin Mudimbe appelait la " bibliothèque coloniale " ? Dans quelle mesure y a-t-il adéquation ou fracture entre la mythologie des élites littéraires et intellectuelles de la Caraïbe et celle des peuples de la Caraïbe ?

Le cas de Jean-Jacques Dessalines est intéressant pour illustrer cette possible inadéquation entre mythologie des élites et mythologie populaire, entre deux procès parallèles de symbolisation et de valorisation. Quand un Haïtien est en colère et qu'il veut signifier que son interlocuteur a franchi le seuil de l'inadmissible, il dit : " Pa fè Desalin mwen monte m ". La référence a la prise de possession (la monture scellée par le loa) vaudoue est évidente. La divinité vengeresse de l'indignité est Dessalines. C'est d'ailleurs le seul personnage de l'histoire haïtienne, avec Makandal dont certaines sociétés secrètes distributrices de justice en milieu rural portent le nom (sosyete Makanda), à être entré dans le panthéon vaudou.

L'expression " papa Dessalines " est aussi courante. Il n'y a pas d'autre figure de l'histoire nationale à être ainsi interpellée, à devenir le papa, comme lorsqu'on dit " Yon papa lwa " pour parler d'une divinité importante du vaudou.(Duvalier le savait, et d'autres chefs d'Etat qui se faisaient appeler " papa ".) Pourtant, dans les fragments épiques produits par poètes et prosateurs haïtiens en particulier et de la Caraïbe en général, la place de Dessalines est minime, et les quelques poèmes et pièces de théâtre de Luc Grimard, Marcel Dauphin Vincent Placoly comptent pour des exceptions. Voilà un cas flagrant de non-correspondance entre mémoire populaire et mémoire littéraire.

Nous valorisons souvent des héros qui font aujourd'hui consensus aux yeux de l'Occident, qui lui sont " acceptables ", comme si là encore nous avions besoin de son approbation. C'est toute l'ambiguïté que porte la figure de Toussaint Louverture, jugée plus présentable. D'où vient le mythe d'un Toussaint civilisateur en opposition à un Dessalines barbare ? C'est un héritage de la bibliothèque coloniale relayé par les premiers historiens haïtiens, eux-mêmes plus proches culturellement des discours dominants de l'époque que des masses populaires haïtiennes.

Et n'est-il pas nécessaire de se demander pourquoi cette (sur)valorisation du représentant de la négociation de l'échec et cette flagellation d'un héros de la victoire ? Fondateur d'un Etat moderne en rupture avec l'esclavage et la colonisation, auteur d'une Constitution (comme on dit le code Napoléon - dans tout régime monarchique on attribue la fonction auctoriale au chef) en 1805 et d'un corps de lois n'établissant pas de religion d'Etat, assurant un minimum de droits aux enfants nés du concubinage et à cette forme d'union, accueillant comme Haïtien toute personne fuyant l'esclavage indépendamment de son origine ou de sa race, plutôt que d'être présenté, comme le font des chercheurs de plus en plus nombreux, comme l'un des premiers leaders politiques de l'Amérique (je fais référence par exemple aux récents travaux de l'universitaire américaine Deborah Jenson sur Dessalines), la figure de Dessalines est ignorée par nos possibles marqueurs de langage et producteurs d'épopée, quand elle n'est pas tout simplement dénigrée.

A titre d'exemple je citerai le téléfilm français consacré récemment à Toussaint Louverture dans lequel on voit plus en Dessalines une brute épaisse que le politique qu'il fut. Et je n'oublierai pas avoir entendu dans un débat un chercheur antillais dire que Dessalines n'était qu'un revanchard. Je dirai simplement que le travail de décolonisation de nos mémoires, s'il est bien avancé, n'est toujours pas fini. Nous aurions tort de croire que le référent d'un discours épique caribéen s'impose comme une évidence.

Les porteurs de la rupture politique, sociale, culturelle avec le système colonial esclavagiste ne sont pas forcément ceux que nous vénérons le plus, et le panthéon fixé par la littérature et l'histoire officielles ne correspond pas forcément au panthéon de la mémoire et de la mythologie populaires. Dans le cas d'Haïti, il est clair que Dessalines, Makandal, Boukman, les marrons, Jean-Jacques Acaau n'occupent pas la même place dans la conscience et l'inconscient historique des élites que dans ceux des classes populaires. Dans l'épopée à construire, la rupture avec le fait colonial ne saurait être négociable, au moins sur le plan symbolique, indépendamment des stratégies politiques imposées par l'histoire ou choisies par les peuples.

Et pour atteindre l'épique, il y a toute une historiographie à faire tomber de son socle. Se pose ainsi dans la constitution du référent épique, l'équilibre à trouver ou le déséquilibre à assumer entre deux notions, deux repères affectifs et propositions identitaires qui peuvent se rejoindre mais aussi s'opposer : la blessure fondatrice et le principe de victoire. Je soutiens que la blessure fondatrice (transplantation / esclavage / écrasement des révoltes...) peut être le lieu de la conscience de soi, de la naissance à soi-même dans la violence du traumatisme.

Mais elle ne peut être le lieu de l'amour de soi. Les peuples ne sont pas nés pour lécher leurs blessures. Seuls les actes, les figures historiques, les propositions d'organisation sociale et de repères identitaires, les constructions culturelles : systèmes de représentation et de valorisation de soi, soit donc les ruptures avec les conditions de cette naissance à soi-même ; ce qui, symboliquement ou concrètement revoie la blessure à son statut de blessure et ce qu'on pourrait considérer non seulement comme des révoltes mais surtout comme des conquêtes, peuvent jalonner cette longue marche des peuples caribéens vers la production d'une épopée collective.

Il me paraît que dans nos tentatives, nous accordons souvent plus de place à la blessure qu'aux ruptures, plus de place au folklore qu'au politique, plus de place à la condition coloniale qu'à la geste héroïque, plus de place à la traversée qu'au vécu d'après la traversée, plus de place à l'esclave qu'à l'esclave révolté, ce qui pourrait réduire notre conception de cette épopée collective à un gentil culturalisme, ou un reposoir passéiste, ou, pire, à la mémoire d'une commune défaite. Je reviens, pour terminer, à cette question du rapport à la langue dans le travail d'écriture, et à celle du rapport à nos langues. Sur la question du rapport à la langue dans le travail d'écriture, nous avons, je le crois, beaucoup progressé.

Nombreux sont les auteurs qui nous ont enseigné l'art de rompre avec des traditions littéraires imposées par violence symbolique comme prétendus modèles à suivre. Césaire, Alexis, Damas, Guillen et d'autres nous ont délivrés du modèle. Il reste cependant à encore mieux maîtriser la relation entre la langue de nos textes et les formes d'expression populaire (littérature orale / poétique populaire (ex. dans le cas d'Haïti : le système d'images de la liturgie vaudou et " l'audience ", forme de récit populaire). La question du rapport à nos langues est aussi une question essentielle, car elle porte en elle d'autres interrogations quant au choix du lecteur-interlocuteur (à qui voulons-nous la raconter cette épopée de la Caraïbe ?), quant aux critères tacites ou assumés de hiérarchisation des langues dans chacune de nos sociétés et l'ensemble de l'archipel. Voilà les quelques points, les quelques inquiétudes et domaines de réflexion que je voulais partager avec vous ce matin. Réappropriation ou appropriation de l'histoire, l'épopée est une reconstruction. Cette reconstruction ne va pas de soi. Une naissance ne suffit pas à l'épique.

L'épique nécessite l'idée d'un parcours, d'une avancée vers soi-même. Quel parcours ? Quel soi-même ? Quels sont les étapes, les affaissements et les haltes, les victoires, les acquis ? Quelle place accorder dans cette quête d'épopée à la mythologie populaire ? Qu'est-ce qu'il nous faut désapprendre, assumer, valoriser ? Non seulement par rapport au passé, mais surtout pour le présent et le futur. Car si les peuples ont besoin d'épopée, ils savent aussi que les références aux grandeurs ou aux douleurs d'antan peuvent parfois être un conte pour détourner les yeux de leurs conditions objectives.

La trace ou le tracé de l'épopée collective de la Caraïbe ne vaudra pour nos peuples qu'en mêlant à la dénonciation des injustices passées et à la glorification de la résistance à ces injustices, la dénonciation des injustices de ce temps et la promesse d'un avenir de plus de liberté, d'égalité concrète et de justice sociale. Nos peuples ont besoin d'une fabrique du passé qui leur offre des repères pour transformer leur présent. C'est la responsabilité qui nous incombe et qui justifiera au final nos congrès et les titres de chercheurs et d'écrivains de la Caraïbe que nous nous donnons. Je ne peux m'empêcher de citer le fameux vers de Mahmoud Darwich : " Aucun peuple n'est plus petit que son poème ". En adhésion à quoi, en rupture avec quoi, écrirons-nous le poème de nos peuples ?



Source : lenouvelliste.com


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