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Les Abdi : Docteurs Courage contre les shebabs

  Société, #

Première gynécologue de Somalie, Hawa Abdi a déjà sauvé 90 000 vies. Fortes du savoir transmis par leur mère, ses filles perpétuent son oeuvre envers et contre toute adversité.

Le sourire est éclatant, encadré par des joues rondes trouées de fossettes, un voile bleu tranchant sur l'abaya noire, un autre en léopard rose et des lunettes à peine teintées par le soleil sans pitié de la Somalie. Oublieux de la kalachnikov du milicien protecteur.

"S'il vous plaît, gardez votre gilet pare-balles", intime Deqo Mohamed. Elle, pourtant, n'est armée que de son stéthoscope, qui pend autour de son cou comme chez tous les médecins du monde. Ici s'arrête la comparaison. Son hôpital est à 20 kilomètres de Mogadiscio, la capitale, mais il est vain d'espérer y accéder en moins d'une heure et demie.

Sur la route au bitume mité par les explosions dues aux terroristes islamistes shebabs, les chameaux efflanqués et les ânes tirant des charrettes défilent devant des façades criblées de balles, des maisons effondrées, d'anciens postes de contrôle. Anciens, car les armées africaines, réunies dans la force Amisom de l'Union africaine, ont chassé les terroristes de Mogadiscio en 2011. "Ils sont encore là", nuance Deqo, résignée. L'hôpital accueille les femmes et les enfants, mais ne refuse pas les hommes. Hier soir, un patient s'est présenté, la joue tailladée au couteau. Un autre est mort à 2 heures du matin, blessé par balle. "Il avait beaucoup saigné et nous n'avons pas de banque de sang", expose Hawa Abdi, la mère de Deqo. Mama Hawa est une héroïne, ici.

La Mère Teresa somalienne, médecin-courage qui a tenu tête aux terroristes. À 67 ans, la dottoressa, comme on l'appelle dans l'ex-colonie italienne, est fatiguée. Enroulée dans son voile jaune brodé d'or, assise entre ses deux filles, Deqo, 38 ans, et Amina, 34 ans, elle se repose sous un arbre et parle dans un souffle, mais les souvenirs sont intacts. Ni une existence impitoyable ni une tumeur au cerveau traitée à Genève n'ont eu raison d'eux.


Quiconque découvrirait la vie de Hawa Abdi dans un livre accuserait l'auteur d'exagération. L'histoire est trop belle, ou trop dramatique, pour être vraie. Celle d'une fillette d'une famille de sept enfants, orpheline de mère à 11 ans, mariée à un policier aux dents rongées par le qat à 12, excisée et infibulée de façon si barbare qu'on crut qu'elle allait mourir en mettant au monde, à 14 ans, une petite fille décédée à 2 mois... Et qui reprit l'école après son divorce pour devenir la première femme gynécologue de Somalie.

Née dans un pays où celui qui tue un homme offre 100 chameaux en compensation à sa famille quand il n'en doit que 50 pour une femme, Hawa connaîtra pourtant un destin exceptionnel grâce à son père, qui lui fit confiance. "Quand j'étais à Moscou, où j'avais eu une bourse pour étudier la médecine, il a dit à ses amis : Nous avons fêté les naissances de vos fils, pas celle de ma fille. Et eux, que sont-ils devenus ?"

Car c'est bien elle qui, en 1983, ouvre, sur une terre qu'elle a achetée, une clinique d'obstétrique d'une seule salle, près de Mogadiscio. L'argent est rare, les patientes, innombrables. Bientôt, elle obtient le droit de construire un bloc opératoire et 20 lits supplémentaires. De cette "partie historique" de l'hôpital, Deqo montre les pièces vides où la peinture se décolle.

"Nous n'avons pas les moyens de réparer", s'excuse-t-elle. La Croix-Rouge offre du matériel, comme la précieuse couveuse, mais c'est la seule organisation qui aide encore. MSF a quitté le pays en août 2013, après l'enlèvement de deux de ses volontaires, et plus personne ne donne d'argent, de peur qu'il soit détourné par les shebabs.

L'hôpital s'en sort grâce à des levées de fonds. Or les soins sont gratuits, à l'exception des examens complémentaires pour les adultes. Gratuite aussi l'école pour les 285 enfants, huttes posées dans le sable, ainsi que les deux repas quotidiens pour ceux âgés de 2 à 7 ans.

Cela fait longtemps que la Fondation Hawa Abdi ne se limite plus à un hôpital. C'est un village, une enclave de paix dans un pays dévasté par la guerre. En 1991, la Somalie bascule dans l'horreur après la chute du président Siyad Barre. "Les gens mouraient de faim et il y avait des massacres entre clans", se souvient Hawa. Les familles accourent autour de la clinique, s'installent dans ce qui devient un gigantesque camp de déplacés.

Il faut les nourrir, les soigner, les protéger. En 1992, au début de l'opération américaine Restore Hope, George Bush lui rend visite. "Ce jour-là, nous avions enterré 50 personnes, se souvient Hawa. Les gens étaient si faibles qu'ils avaient du mal à creuser les tombes. Bush était très gentil, il parlait aux patients les plus atteints, gonflés par la faim."

Menaces

Mama Hawa devient une icône, le village compte bientôt 90 000 habitants. Aujourd'hui, ils sont à peu près 5 300, qui ont accès à l'eau potable grâce à deux puits alimentés par un générateur, s'initient à l'agriculture, montent des petits commerces. "Nous leur consentons des prêts", explique Deqo, saluée par les villageois visibles.

À cette heure, le stade de foot, morceau de désert écrasé par le soleil, est vide, les échoppes aussi. Mais des rires s'échappent d'une baraque en tôle. Des jeunes filles, bijoux sur les dents et masques de beauté sur le visage, se préparent pour un mariage. Il y a une vie dans cette bulle au milieu de la terreur.

Peut-être est-ce cela qui a rendu les islamistes furieux, en mai 2010. Des membres du groupe Hizbul Islam, qui rejoindra les shebabs en décembre avant de s'en séparer à nouveau fin 2013. "À 5 heures, ils ont attaqué notre garde, qui priait. Il est mort, ils avaient touché l'aorte, détaille Hawa, en médecin. Mais il a tué leur "émir". Ils sont revenus, à 750, ils ont bombardé l'hôpital où dormaient les enfants atteints de choléra."

La Somalie plonge alors dans l'une des crises humanitaires les plus graves de son histoire, la sécheresse et la guerre causent une famine qui tuera plus de 250 000 personnes. Les terroristes la capturent. "Je ne me demandais pas quand, mais comment j'allais mourir. Je le savais à cause de la haine sur leurs visages. Pourtant, je ne faisais qu'aider ces pauvres gens, il en arrivait 400 par jour !" répète Hawa. Encore incrédule devant tant de bêtise et de violence.

"Ils m'ont traitée de murti (infidèle), ils m'ont dit : Donne-nous cet hôpital et ce camp ! Tu es une femme et tu es vieille !" Je leur ai répondu : Cet endroit m'appartient. Vous êtes jeunes, mais qu'avez-vous fait pour votre pays ? Ils m'ont gardée pendant dix heures." Deqo fait intervenir la BBC, qui appelle Hawa sur son téléphone. Elle raconte l'attaque en direct, les protestations pleuvent. Furieux, les terroristes l'épargnent. Après une semaine de repos, elle se remet au travail. "Une journaliste de la BBC m'a demandé : Vous vivez toujours ici ? Vous êtes un petit peu folle, non ? Elle avait peut-être raison."Depuis, les shebabs la laissent en paix. À peu près. En 2012, un homme a prétendu que le village empiétait sur ses terres. "Il s'est plaint au tribunal des shebabs, ils lui ont donné raison, 400 familles ont été chassées et les maisons détruites", soupire Hawa. Elle, devenue aussi avocat, s'est battue, encore. En 2013, elle récupérait sa terre. "Le type se balade toujours avec le jugement", s'amuse Deqo. Hawa hausse les épaules : "Ils me traitent de mauvaise musulmane, je m'en fiche. Ils ne font que tuer. Toutes les religions interdisent ça."

Peut-être, finalement, est-ce la résistance de ces trois femmes qui les enrage le plus. La succession de Hawa est assurée par ses deux filles, qui ont, comme elle, obtenu des bourses à Moscou et sont devenues médecins. Deqo est obstétricienne, Hawa a insisté pour qu'elle parte en 1993, quand les anciens du clan voulaient la marier. Amina a opté pour la chirurgie esthétique. "Je ne sais pas pourquoi, mais hier elle a opéré le patient à la joue déchiquetée", rigole Deqo.

Toutes deux sont revenues sur cette terre brûlante pour aider leur mère. "Je voudrais une fille", confie Amina, voilée de carmin, qui a deux fils. Deqo, elle, n'a pas d'enfant et a divorcé il y a deux ans : "Un médecin, c'était compliqué... Les Somaliens n'aiment pas les femmes fortes, comme nous." Si fortes qu'elles ne tolèrent aucune maltraitance et ont doté le village d'une prison, en fait un débarras, pour... les maris qui battent leur femme. Aujourd'hui, elle est vide, mais la fenêtre grillagée laisse voir l'intérieur afin que celui qui y est enfermé subisse la honte. "Cela fait vingt-trois ans, ici, que les femmes servent leur famille. Et les hommes, qu'ont-ils fait ? Ils se battent, ils tuent et kidnappent.

Les femmes sont la colonne vertébrale de la société. Les Africaines peuvent changer le continent, mais elles ont besoin de soutien, qu'on leur donne une chance", martèle-t-elle. C'est ce qu'elle fait, à l'école. "Un plus un, deux ! Un plus deux, trois !" récite une fillette poussée au tableau par la maîtresse devant les étrangers. Peut-être aura-t-elle la chance de faire des études, de travailler, et de dire, comme Deqo : "Je suis désolée, je dois vous laisser, j'ai une patiente qui m'attend." Les miliciens reprennent position pendant que la grille s'ouvre, Deqo salue, court s'occuper des vies qui dépendent d'elle. D'elles trois.


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