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Les destins croisés de Kenza et Inès

  Société, #

Elles sont devenues inséparables. Pourtant au départ, peu de chose les prédestinait à cheminer ensemble. Kenza Aloui et Inès Weill-Rochant ont lancé en 2014 un festival au nom insolite : Pèlerinage en décalage. " Réunir à Paris des artistes israéliens et palestiniens indépendants pour des prestations musicales, théâtrales, poétiques ou picturales bénévoles et pour des échanges d'expériences : n'y pensez même pas ! ", leur a-t-on répété.

Peu nombreux sont ceux qui ont voulu croire à leur projet. Pourtant, elles l'ont réalisé : la première édition s'est tenue en mai 2014. Ce fut une réussite : en deux jours, plus de 1 100 participants se sont bousculés pour ce qui leur était donné à voir et à entendre, dans ce lieu de mémoire parisien, la Bellevilloise (19-21 Rue Boyer, dans le XX e arrondissement de Paris). Ce Pèlerinage en décalage a quelque chose du parcours de Kenza Aloui et Inès Weill- Rochant, respectivement âgées de 25 et 26 ans. L'une, marocaine de tradition musulmane, a vécu au Maroc jusqu'au bac ; l'autre, française de tradition juive, a vécu jusqu'à 17 ans à Jérusalem.

Les deux femmes se sont connues au sein du premier cycle Moyen-Orient Méditerranée de Sciences Po à Menton. " J'ai pris une claque, dit Kenza Aloui. J'avais grandi à Rabat avec des gens qui étaient tous pareils, marocains musulmans, et voilà que je découvrais, par leur présence à mes côtés, qu'il existait des Arabes chrétiens et, par les cours que je suivais, que l'histoire des juifs des pays arabes dont le mien ne m'était pas vraiment connu. "

Elle comprend mieux maintenant pourquoi une de ses camarades d'école primaire était partie du jour au lendemain : Kenza ne savait pas qu'elle était juive. " Quand ma mère me montre ses photos de classe au lycée français de Tanger, elle se souvient encore que le tiers de ses camarades étaient juifs et me cite leurs noms ", raconte-t-elle.

 

Même au Maroc où l'on s'enorgueillit de compter aujourd'hui encore une communauté juive, ils ne sont pas plus de 3 000 sur une population totale de près de 33 millions (ils était 250 000 sur 10 millions en 1950). Si bien qu'en quelques générations, la présence juive s'est considérablement réduite. Inès, scolarisée au lycée français de Jérusalem, y avait pour amis surtout des Arabes israéliens, des Palestiniens de Bethléem ou encore de Jérusalem-Est : " De parents laïcs, je me définissais d'abord comme française, jamais comme juive. C'est sur le campus de Menton, où j'étais la seule juive avec une autre étudiante, que j'assume alors ma judéité, sans doute au contact de mes condisciples originaires du monde arabo-musulman. "

Les deux complices donneront à leur itinéraire croisé un caractère emblématique lors de leur troisième année d'études, effectuée à l'étranger comme le veut le règlement. Une occasion pour elles de traduire en actes des idées qui leur sont chères : s'émanciper du prêt-à-penser et faire de l'altérité une source précieuse de réflexion sur soi et sur le monde. Kenza fait le choix audacieux de passer un an à l'université de Tel Aviv. Il fallait en effet une bonne dose d'audace à cette jeune Marocaine pour aller sur place. Son choix a été soutenu par les " vrais amis ", moins par les autres. Si, au Maroc, ses parents l'ont respecté malgré leur inquiétude, d'autres " ont fait un black-out sur ce séjour et cet événement de ma vie n'a pas existé. "

Dans sa génération, quelques-uns sont allés jusqu'à la supprimer de leur page Facebook : " Pour eux, j'avais vendu mon âme au diable, j'étais traîtresse à la nation arabe et, en plus, j'apprenais et parlais la langue du colon ! " Les moins sévères la mettaient en garde : " Là-bas, tu vas te faire laver le cerveau et devenir pro-sioniste. " Après son année d'études à Tel Aviv, elle y est retournée pour un stage à Amnesty International.

Sa mission était alors d'assurer à des groupes de réfugiés érythréens en Israël, dont la situation est particulièrement précaire, des formations aux droits de l'homme, droits des réfugiés, droit du travail... Inès, pour sa part, choisit de passer une année au Caire qu'elle connaissait déjà, pour se perfectionner en arabe littéral, apprendre le dialecte égyptien et aussi renouer avec la part orientale de son enfance. Très jeune, elle avait développé un goût pour la musique et la danse arabes : " A 4 ans, j'étais blonde comme les blés ! Je me suis mise à danser au son de la musique dans le souk Khan el-Khalili du Caire, sous le regard attendri et admiratif des boutiquiers. "

Ce séjour permet à Inès d'approfondir sa connaissance de l'histoire de la région et d'en mieux comprendre l'actualité. Son engagement comme bénévole à United Nations-Habitat au Caire, dans un programme destiné à résorber les bidonvilles et l'habitat insalubre, complètera son savoir théorique. Socialement responsables, Kenza et Inès ne revendiquent aucune affiliation idéologique partisane. Elles sont trop indépendantes pour ça. Une fois diplômées de Sciences Po et après des expériences professionnelles en organisations non gouvernementales et organismes internationaux, elles ont fondé leur start-up, afin de mener à bien un projet qui leur tenait à cœur.

" En France, le conflit israélo-palestinien a les répercussions très fortes que l'on sait, les tensions sont extrêmes : on est d'un camp ou de l'autre, disent-elles. Les réunir est impensable, c'est comme mettre ensemble l'eau et le feu. " Partant de là, elles ont voulu apporter la preuve que l'on pouvait tenter de surmonter cette antinomie. D'où la création de ce festival. Pour réaliser enfin la paix entre Israéliens et Palestiniens ? Non, elles n'ont ni cette naïveté ni cette prétention, même si, comme tant d'autres, elles aimeraient beaucoup que la paix soit scellée.

Leur but est plutôt d'amener, à côté d'un public moins partisan, pro-israéliens et pro-palestiniens de France à se retrouver le temps d'un week-end autour d'artistes venus d'Israël et de Palestine, et à accepter d'être bousculés dans leurs convictions : " Il y a longtemps que là-bas, sur le terrain des hostilités, Israéliens et Palestiens ont mené des projets conjoints, pourquoi en France serions-nous plus intraitables ? "

Ces initiatives se font plus rares aujourd'hui en raison d'une situation bloquée par l'intransigeance des dirigeants israéliens. Néanmoins, les précédents ne manquent pas : durant la première Intifada, Sari Nusseibeh, éminent universitaire palestinien et acteur important dans la résolution du conflit, n'hésita pas à enseigner la philosophie islamique à l'Université hébraïque de Jérusalem.

" Des barbelés dans nos têtes "

Des cinéastes israéliens et palestiniens ont produit des films ensemble : Michel Khleifi et Eyal Sivan, se sont associés en 2003 pour réaliser le documentaire Route 181, fragments d'un voyage en Palestine-Israël ; Yaron Shani et Scandar Copti, réalisateurs en 2010 de Ajami, affirmaient : " La rencontre permet de comprendre pourquoi il y a de tels blocages, de tels murs et de tels barbelés dans les têtes. "

Et que dire du West-Eastern Divan Orchestra ? Cet orchestre symphonique, créé par l'Argentin-Israélien Daniel Barenboïm et le Palestinien-Américain Edward Saïd, qui regroupe des instrumentistes d'Israël, des territoires palestiniens et Etats arabes voisins ? Justement, deux musiciens du West-Eastern Divan Orchestra donneront un récital à l'occasion du Pèlerinage en décalage de cette année et animeront un débat suite à la projection d'un film sur leur orchestre, prêté par la Fondation Barenboïm-Saïd à Kenza et Inès. En attendant les 13 et 14 juin 2015, les deux jeunes femmes sont seules aux manettes pour organiser l'événement dans toutes ses dimensions.

Ruth Grosrichard est professeur agrégée de langue arabe et de civilisation arabo-islamique à Sciences Po Paris.


Source : www.lemonde.fr


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