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Les minorités doivent exiger plus que la représentation sur scène

  Société, #

Le théâtre de la Colline a organisé le 30 mars un débat sur la diversité. Ce débat a permis de mettre en lumière tous les problèmes que concentre l'homogénéité totale du théâtre public en France. Et en ne demandant que plus de diversité parmi les acteurs, la Colline passe à côté du problème explique Amandine Gay, réalisatrice afroféministe qui se trouvait à cette soirée.

Lundi 30 mars 2015, je suis allée au Théâtre National de la Colline, pour assister à une rencontre-débat intitulée "1er Acte ou comment interroger l'absence de diversité sur les plateaux de théâtre ". Des débats comme ça, nous les attendions depuis longtemps. La mixité raciale au théâtre, nous l'attendons depuis longtemps.

Mais la rencontre, pas tout à fait paisible, fut l'occasion de nombreux rebondissements qui illustrent bien les rapports de force à l'oeuvre dans le monde de la culture française en ce qui concerne la place des minorités ethniques. Voilà ce à quoi nous avons assisté.

La composition du panel se posait d'emblée comme première limite d'une réflexion à la française sur les questions d'égalité raciale: seuls deux invités non-Blancs issus de l'histoire coloniale: Zinedine Soualem et Jean-Baptiste Anoumon -invité à la dernière minute, peut-être à cause des protestations sur les réseaux sociaux concernant la blanchité du panel?

Soualem comme Anoumon sont tous deux comédiens. Pour interroger "l'absence de diversité", les chercheur.e.s et journalistes invité.e.s pour la dimension analytique de la table ronde sont donc tou.te.s Blanc.he.s. Comme si les héritiers de l'immigration ne pouvaient penser par eux-mêmes leur condition et les solutions au refus de l'institution de les intégrer. Alors que chercheur.e.s et journalistes non-Blanc.he.s existent bel et bien.

A l'inverse, quand il s'agit d'un débat sur le genre, on comprend bien l'intérêt de laisser la parole à des femmes. Deux semaines plus tôt, une table ronde s'est tenue à la Colline sur la question de la parité avec un plateau composé de 9 personnes dont 8 femmes. Le seul homme était le directeur de la Colline: Stéphane Braunschweig...

Le fait que des directeurs de théâtre et des metteurs en scène blancs, qui ont très peu engagé.e.s de non-Blanc.he.s, tant dans leurs productions que dans leurs programmations, puissent organiser une soirée au sein de leur établissement, sans se considérer comme partie prenante du problème de discrimination est un autre reflet des dysfonctionnements de notre société.

En 2009, Stéphane Braunschweig est devenu artiste associé au Théâtre national de la Colline dont il directeur depuis 2010. Cette position privilégiée, au cœur de l'institution, lui permet de monter jusqu'à deux pièces par an, et ce grâce à l'argent public (autrement dit nos impôts).

Or, pendant les quatre saisons précédentes, la seule occurrence d'une pièce mise en scène par ce dernier, intégrant un comédien non-Blanc fut Lulu, en 2010-2011- et ce avant son accession à la direction du lieu. Parmi les 13 comédiens, le seul noir était... Jean-Baptiste Anoumon! Le fameux invité de dernière minute du plateau sur la diversité.

Ces choix de mises en scènes blanches ne peuvent pas être justifiés par les "excuses" classiques: trop peu de personnages donc pas de possibilité d'intégrer des non-Blanc.he.s (au hasard 8 comédiens pour Le Canard sauvage de Ibsen, tous blancs). Ou des conditions spécifiques comme le spectacle en allemand Tag Unter: lorsque l'on s'intéresse au "milieu" on connait, par exemple, la comédienne Mati Diop qui joue dans 35 Rhums de Claire Denis et qui est bilingue allemand.

Il est temps que les responsables de la non-diversité des plateaux cessent de se comporter comme s'ils n'étaient pas partie intégrante du problème. La démarche qui tend à déplacer la responsabilité des institutions -qui ont du mal/refusent d'intégrer- vers les membres de la "diversité" en leur offrant comme alternative des formations "spéciales" consiste in fine à évacuer la responsabilité politique des directeurs d'institution quant à la non-mixité raciale et/ou la non parité au sein de leurs établissement et de leurs choix de programmations et de mise en scène.

Faire l'impasse sur la force de l'illusion théâtrale

Par ailleurs, centrer le débat sur la question de la représentation et de la réception par un public préjugé et de fait, blanc, des salles de théâtre est aussi largement insuffisant dans une volonté de réformer un système discriminant. Voilà les questions posées à la Colline:

"Quelles difficultés rencontrent les artistes issus de la diversité?
Comment le public perçoit-il l'homogénéité des équipes artistiques sur les plateaux de théâtre?
Quelles initiatives développer pour une plus grande mixité?
Existe-t-il des modèles à l'étranger d'une meilleure représentativité de la diversité sur les plateaux de théâtre?"

Je ne ferai pas l'affront aux organisateurs de la soirée de considérer qu'ils ne connaissent rien aux scènes d'Europe et des Etats-Unis -car je m'en tiens ici au monde occidental- donc je considère comme rhétorique et non avenue la dernière interrogation, il est bien connu que les pays anglo-saxons pratiquent les quotas, dans toutes les sphères de la société, y compris théâtrale.

S'interroger sur la question des emplois au théâtre et le fait que les corps non-Blancs soient porteurs de sens et n'aient de fait pas accès à l'universalité des rôles consiste aussi à faire l'impasse sur la dimension performative et transformative de l'illusion théâtrale. On a d'ailleurs aussi pu apprécier au cinéma, dès 1993, la performance de Denzel Washington, en Don Pedro dans le classique des classiques de Shakespeare, Much Ado About Nothing.

Dans d'autres pays, comme le Royaume-Uni, qui a aussi une histoire coloniale, le choix a été fait dès les années 70 de distribuer les rôles en fonction du talent et pas en fonction de la correspondance physique avec le texte. En France, des initiatives individuelles auraient pu lancer le même type d'évolution de la conception de qui, peut jouer quoi. En effet, le metteur en scène Peter Brook, dès 1974, dans son théâtre des Bouffes du Nord -parce qu'il est Anglais? -n'a pas hésité, et a continué depuis, à faire des castings "multicolores" lorsqu'il mettait en scène Shakespeare ou n'importe quel autre classique. Il est possible, quand on est un metteur en scène blanc intégré aux institutions, recevant de l'argent du Ministère de la Culture pour ses créations, de ne pas se cantonner à choisir des acteurs blancs.

L'enregistrement de la soirée permet de sentir la tension palpable dès les premières minutes. Alors que Laure Adler s'apprête à présenter les intervenant.e.s, la salle commence à s'animer et plusieurs personnes (majoritairement non-Blanche.s) réclament la parole.

Ce sont les deux comédiens racisés qui prennent alors en charge de calmer l'auditoire, Jean-Baptiste Anoumon expliquant "Ça fait des années qu'on attend la parole, tu peux bien attendre un quart d'heure de plus?", appuyé par un Zinedine Soualem prévoyant:

"Bonsoir moi j'ai été invité parce que je m'appelle Zinedine Soualem, je pourrai être assis dans la salle, je pourrai m'énerver mais je vais attendre avant de m'énerver si je dois m'énerver".

Plutôt que l'énervement, Mr Soualem choisira d'ailleurs une sortie élégante en cours de route.

Les artistes appartenant aux minorités ethniques existent bien pourtant. Faut-il vraiment en citer pour être crédible? Pour les Afro-descendant.e.s Noir.e.s mentionnons Ludmilla Dabo, Cyril Gueï, Yann Gaël, Astrid Bayiha, Yasmine Modestine, Paulin Foualem, Armelle Abibou et tant d'autres...

Leur problème pour accéder aux plateaux n'est pas leur manque de formation: les personnes citées sont diplômées des écoles nationales supérieures d'art dramatique. Leur problème c'est le racisme endémique qui fait aussi partie du monde théâtral. Ou le talent serait distribué en fonction de la couleur de peau?

Si l'on admet que le problème est d'ordre structurel, parler de racisme ne suffit pas, il faut se pencher sur les mécanismes de pouvoir à l'oeuvre dans le monde théâtral et de la culture en général. Avec le théâtre public se posent plusieurs problèmes qui interagissent.

La reproduction des élites

Le coût des formations privées qui mènent le plus facilement vers le théâtre subventionné est élevé -sans compter le coût de la vie à Paris où se situent souvent ces cours: 3900€ pour la première année du Cours Florent par exemple, que le magazine l'Etudiant décrit comme "de loin la plus grosse école de théâtre de France. Chaque année, cet établissement présente plus de 300 candidats au concours du Conservatoire."

Si les statistiques ethniques sont très peu pratiquées en France, il est néanmoins nécessaire de rappeler que la question raciale et la question économique sont souvent liées. Parmi les non-Blanc.he.s de France, on compte les primo-arrivant.e.s, les personnes vivant dans des zones géographiques enclavées et défavorisées, "la banlieue"... Comme le rappelait un article de BFM début mars 2015, ce sont "les descendants d'immigrés" qui subissent le plus le chômage, précisant que "ce sont bien les discriminations qui freinent l'intégration économique en France des jeunes descendants d'immigrés, notamment originaires d'Afrique".

L'entre-soi

C'est d'abord la question du népotisme du milieu. Mais aussi, par exemple, du système des auditions, qui non content d'être peu employé, est généralement ouvert à un public restreint. Par exemple, le Jeune Théâtre National ( sorte de Pôle Emploi du théâtre subventionné réservé aux acteurs fraîchement diplômés du Conservatoire national supérieur d'art dramatique (CNSAD) et de l'école du Théâtre national de Strasbourg (TNS) qui prend en charge leur salaire pour faciliter leur insertion dans le monde des compagnies subventionnées) assure un renouvellement homogène des artistes puisqu'ils sont strictement issus de formation d'élites. Le Jeune théâtre national participe au financement du salaire des artistes JTN engagés à la suite d'une audition.

L'audition et l'apport financier du JTN sont conditionnés au projet artistique, aux rôles attribués aux artistes JTN, au budget prévisionnel de production permettant la réalisation du projet, et au nombre de représentations.

La conséquence majeure de toutes ces spécificités propres au monde du théâtre subventionné est une homogénéité écrasante au niveau de celles et ceux qui y prennent part, en particulier du côté des décideurs.

4. Les formes contemporaines du "mal"

Ces questions se poseraient moins, voire pas, s'il ne s'agissait pas d'une industrie soutenue par les impôts de toute la France. Rappelons ici qu'en dépit des coupes dans le budget alloué à la Culture ces dernières années, comme son nom l'indique, le théâtre subventionné est aidé par les finances publiques, à savoir les impôts, ou plus précisément, l'argent de tous les Français. C'est pourquoi les non-Blanc.he.s commencent à s'exprimer de plus en plus vocalement sur le sujet car lorsque nous fréquentons les théâtres, nous ne nous y retrouvons pas. Ces aspects politiques sont aussi au cœur d' une lettre ouverte adressée à la Ministre de la Culture, le jour de la soirée à La Colline et rédigée par des actrices et acteurs du monde culturel et artistique, non-Blanc.he.s, dénonçant notamment:

 

Sur les 35 centres dramatiques nationaux, aucun(e) directeur(trice) n'est noir(e), arabe ou asiatique

Lettre ouverte à Fleur Pellerin

"L'uniformité ethnique du paysage culturel français [qui] est au cœur des préoccupations de la ministre de la Culture. Sur 15 centres chorégraphiques nationaux, quatre sont dirigés ou codirigés par des non-Blancs. Mais sur les 35 centres dramatiques nationaux, aucun(e) directeur(trice) n'est noir(e), arabe ou asiatique. Les deux scènes nationales de Guadeloupe et de la Martinique, habités majoritairement par des Noirs, sont dirigées par des artistes africains, démontrant comiquement le racisme du pays."

La création d'écoles de la diversité (comprenez pour les non-Blanc.he.s) comme l'initiative Acte 1 proposée par La Collline ne concerne que le volet "actorat" du monde théâtral.

Or, comme dans le cas de la parité, le déficit de représentation ne concerne pas que la présence sur scène, il s'agit aussi du choix des textes montés, du choix des personnes à la tête des institutions, des équipes artistiques et administratives, car les costumièr.e.s, technicien.ne.s, administratrices, etc. doivent aussi représenter toute la France.

L'attribution des subventions doit aussi être réformée afin que toutes les écritures, toutes les créations, y compris non-blanches puissent exister et être diffusées. C'est une grande réforme institutionnelle dont il est question, pas de mesure cosmétiques à la Benetton. Aujourd'hui, les artistes, technicien.ne.s, intellectuel.le.s non-Blanc.he.s se voient regroupé.e.s sous l'appellation "diversité", une nouvelle façon de les "étrangéiser" et de les reléguer à la périphérie -qui n'est pas sans rappeler le cas de la littérature dite urbaine ou de banlieue, une catégorisation en fait propre aux auteur.e.s non-blanche.s comme Faïza Guène, Rachid Djaïdani, Dali Misha Touré, Khalid el-Bahji, Zahwa Djennad, Rachid Santaki, Insa Sané ou encore Nargesse Bibimoune.

Je ne me considère pas comme diverse, je suis française, Afro-descendante et Noire et c'est à ce titre que je considère être dans mon bon droit quand je dis que la structure actuelle du monde de la Culture ignore ou relègue à la périphérie une bonne partie des habitants de ce pays, comme le disait déjà Mabrouk Rachedi en 2010:

"On ne fait pas de la littérature de banlieue, parce qu'on ne veut pas être relégués à la périphérie de la littérature."

A l'aune de l'expérience des personnes concernées, il est donc nécessaire d'aller chercher plus loin l'origine de la réticence à "diversifier" les plateaux de théâtre. Et la conclusion de la lettre ouverte parue dans Le Monde offre des pistes de réflexion:

"Qui mieux que nous qui travaillons depuis des années sur notre histoire peut contribuer à aider le pays à renouer avec des histoires dont elle s'est mutilée? Nous qui connaissons le récit du chasseur et celui du lion? Nous qui sommes conscients que la richesse de notre pays- et par là nos acquis sociaux- est le bénéfice des douleurs infligées à nos ascendants. C'est nous que les institutions doivent envoyer sur le terrain. Nous devons être nommés à la direction des structures situées sur les territoires où vivent les classes populaires. Nous devons être artistes associés des scènes, théâtres, centres chorégraphiques nationaux. Nous refusons de continuer à être le public impuissant d'événements censés nous célébrer dans lesquels nous ne sommes pas conviés à nous exprimer. Il faut des assises culturelles où nous puissions proposer."

Il est important de préciser ici que la francophonie représente une autre périphérie dans laquelle on relègue les artistes Afro-descendant.e.s français. Il ne s'agit pas pour moi de faire du négro-nationalisme, mais bien de pointer le racisme institutionnel à l'oeuvre.

En nous renvoyant à la francophonie, le monde la Culture nous rappelle constamment que nous ne serons jamais de "vrai.e.s français.e.s" si tant est que cela existe

En nous renvoyant à la francophonie, le monde la Culture nous rappelle constamment que nous ne serons jamais de "vrai.e.s français.e.s" si tant est que cela existe.

Se focaliser sur la question des financements et de l'accès aux scènes subventionnées est désormais crucial si l'on souhaite pouvoir enrayer la confiscation de la parole artistique et institutionnelle sur les questions mémorielles de l'esclavage et de la colonisation par une élite blanche. Les seules personnes habilitées (par l'argent et les scènes octroyées) à parler de la question coloniale et/ou esclavagiste sur des scènes publiques sont les metteur.e.s en scène blanc .he.s. On l'a vu avec l'épisode Exhibit B, qui illustre cette question de l'importance d'une administration "diverse" pour des propositions artistiques plus en accord avec notre société.

Les programmateurs français privilégient toujours les créations d'hommes blancs, surtout s'ils sont anglo-saxons pour aborder le thème de la fracture coloniale. Brett Bailey pour Exhibit B, Bob Wilson pour Les Nègres... Comme l'a écrit la metteure en scène Eva Doumbia sur Facebook:

"Ce n'est pas un hasard si la polémique liée à Exhibit B a lieu peu de temps après les représentations des Nègres de Jean Genet, mis en scène par Bob Wilson à l'Odéon. Parce que là encore on a des interprètes noirs dirigés par une équipe artistique entièrement blanche. Ce qui signifie, objectivement, que le propos reste celui d'un dominant."

La question de l'argent

La chorégraphe et directrice de compagnie Chantal Loïal vient de voir couronnés par une Légion d'Honneur, ses 30 ans de carrière de danseuse et 20 ans de chorégraphe à la tête de sa compagnie, Difé Kako.

Pourtant, Difé Kako n'est pas une compagnie conventionnée, ce qui signifie qu'elle reçoit des subventions ou des aides à la création (mise à disposition de salles de répétitions par exemples) mais pas d'aides à la production (résidences financées, co-production avec des scènes nationales,...) ni n'est à la tête d'une scène nationale. Comment peut-on d'une part reconnaître la valeur d'une artiste au plus haut niveau des distinctions nationales, tout en ne lui donnant pas les moyens complets de réaliser ses projets?

Lorsqu'un conventionnement artistique lui a été proposé, c'était... aux Antilles! Alors que sa compagnie est basée en Ile-de-France.

Et quand elle proposa au 104, autre lieu ayant programmé Exhibit B (dans lequel elle avait joué le rôle de La Vénus en 2013) de présenter en parallèle sa création, On T'Appelle Vénus. Cette pièce qui traite du destin de Saartje Bartman -celle que l'on nommait Vénus hottentote et qui fut exploitée et exhibée en Europe entre la fin du XVIII e et le début du XIX è siècle. Cette proposition de duo de spectacles afin d'offrir deux visions du même passé colonial, s'est vue opposée une fin de non recevoir:

"Brett Bailey ne souhaite pas que tu fasses partie du projet"

Chantal Loïal m'a dit ensuite:

"Il y a quelques années, j'ai écrit une lettre au Ministère de la Culture et à 15 programmateurs en déplorant que la Négritude n'ait droit de cité que s'il s'agit de parler d'Obama ou de Nelson Mandela, il semblerait que ce soit toujours le cas."

Extraits de On t'appelle Vénus

"Tous les artistes travaillent à partir de leurs failles"

Un autre parcours d'artiste afro-descendante, celui d'Eva Doumbia avec sa pièce, Afropéennes, illustre bien les problèmes posés par le monopole de la parole blanche, masculine et souvent étrangère, sur les questions ayant trait à l'esclavage ou colonisation.

En effet, une des premières critiques parues à propos d'Afropéennes, en 2012 lors de sa création aux Francophonies en Limousin titrait: "Afropéennes, l'identité blessée d'Eva Doumbia". On pouvait y lire:

" Non, ni "les" noirs, ni "les femmes" ne constituent une catégorie. Cela, la metteuse en scène l'oublie, livrant des brèves de comptoir dans un décor de restaurant. En affrontant les clichés sur les femmes françaises d'origine africaine, Eva Doumbia impose d'autres stéréotypes tant sur le fond que sur la forme. A trop vouloir dénoncer elle rate sa cible, comme si la douleur trop forte ne pouvait pas sortir. Comme si les vraies questions n'étaient pas prêtes à être audibles.Il y a encore du travail à faire."

Il est donc intéressant de noter que pour l'auteure de cette critique, la trop grande proximité entre la metteure en scène et son sujet signifie forcément qu'elle n'est pas en mesure de contenir sa "douleur" d'être Noire, bien que l'on apprenne aussi dans ce passage que Noire et Femmes ne sont pas des catégories sociales.

La conclusion de la critique est quant à elle édifiante, l'auteure blanche ne se demande pas 30 secondes si les vraies questions sont inaudibles parce qu'elle ne veut pas les entendre. Si elle n'a pas compris, tout comme les directeurs de théâtre qui s'étonnent de ne pas voir les non-Blanc.he.s qu'ils n'ont pas embauché.e.s, ce n'est certainement pas révélateur de la fracture sociale et raciale à l'oeuvre dans notre pays, c'est forcément parce qu'on lui a mal expliqué. C'est encore Eva Doumbia elle-même qui aborde le mieux ce présupposé de notre incapacité à l'abstraction en écrivant sur Facebook:

 Depuis que je travaille les questions liées à mon identité noire et métisse, je suis en butte avec l'expropriation culturelle

Eva Doumbia

"[C'est] très violent et cela rejoint une de mes grandes préoccupations d'artistes : celle de la dépossession et de l'expropriation culturelle. Je dis bien expropriation. Depuis que je travaille les questions liées à mon identité noire et métisse, je suis en butte avec cette expropriation. On me reproche d'avoir des problèmes d'identité et de les mettre en jeu dans tel ou tel spectacle.J'ai sans doute effectivement des problèmes d'identité (qui originaire des ex-colonies françaises n'en a pas, vivant dans ce pays ?), et je travaille à partir de cette faille. Comme tous les artistes travaillent à partir de leurs failles. (...)
Je pourrais me dire que c'est mon travail artistique qui est remis en question, or je n'ai pas ce genre de retour lorsque je travaille sur des textes ou propositions qui ne mettent pas ces questions en jeu. Si je monte Bond ou Musset, tout va bien. Si je monte Léonora Miano ou Fabienne Kanor, c'est compliqué. (...) Mais c'est mieux si elle est mise en scène par un artiste blanc, et pourquoi pas, jouée par des comédiennes à la peau blanche. Parce que les textes sont universels. (Ce qui signifie blanc... ) Ça c'est la réalité de notre métier. Un racisme inconscient, larvé, hypocrite."

Le cas d'Eva Doumbia révèle à quel point il est difficile pour l'institution et les acteurs et actrices du monde de la Culture en France de considérer que les non-Blanc.he.s de France, ont elles et eux aussi accès à l'Universel. Et que comme dans le cas d'autres artistes français.e.s comme Bintou Dembélé et son spectacle Z.H., nommé ainsi en référence aux zoos humains, la création française sur les questions ayant trait à l'esclavage et la colonisation et produite par des Afro-descendant.e.s est très vive et riche.

Z.H. ©Enrico Bartolucci

 

Encore faut-il que cette création soit soutenue et diffusée à grande échelle. En effet, la question de la diversité se pose aussi au niveau du public. A la Colline l'une des questions était:

"Comment le public perçoit-il l'homogénéité des équipes artistiques sur les plateaux de théâtre?"

Je peux répondre: mal. Et à n'en pas douter des scènes et des narrations moins blanches pourraient être la solution face à une trop grande homogénéité dans le public même du théâtre. Une autre des conséquences de ce conservatisme culturel et de cette hiérarchisation des paroles, c'est le désintérêt des non-Blanc.he.s, pour tout ce qui relève de l'art suventionné. On raconte trop peu leurs histoires dans les films et les pièces de théâtre, on écrit trop peu de personnages qui leurs ressemblent physiquement et ils sont quasiment absent des expressions plastiques.

Lorsqu'ils sont représentés, c'est par l'autre, un autre qui les enferme dans son propre imaginaire: ils étaient auparavant des sauvages, aujourd'hui ils sont sans-papiers, femmes de ménage, travailleurs du sexe ou "racailles". Tant que les non-Blanc.he.s de France n'auront pas les moyens financiers et des outils de création décents (scènes, ateliers, lieux d'expositions), la véritable histoire de la globalité de la société française ne sera pas racontée. Si nous sommes des post-coloniaux et n'hésitons pas à nous présenter comme tels, il est temps que la France blanche accepte de se confronter à l'autre pendant de cette réalité: le fait d'être des post-colons.

Sophie Proust, maître de conférence en études théâtrales au CEAC de Lille 3, était elle aussi présente dans la salle et après avoir pu s'imposer au micro, elle résumait ces problématiques ainsi:

"Moi ça fait 20 ans que je vais 5 fois par semaine au théâtre et un jour j'ai eu un choc, je vais donner un exemple très concret, je suis allée à la Maison de la Culture de Bobigny, je suis allée voir une Cerisaie extraordinaire, j'ai ouvert la porte de la salle, j'ai eu un choc, pourquoi?Parce que pour la première fois de ma vie dans une salle française, je voyais qu'une grande partie de la population de la salle était justement issue de la soi-disant diversité culturelle. Pourquoi? Parce que pour la première fois, les acteurs étaient des acteurs de couleur sur le plateau. Je parle donc de La Cerisaie, mise en scène par Jean-René Lemoine [metteur en scène noir, né en Haïti en 1959 et vivant et travaillant en France depuis 1989]"

La mise en place de mesures correctrices ou d'actions positives pour mettre fin aux discriminations est une première piste à l'oeuvre dans certains établissements comme La Comédie de Saint-Etienne et son Ecole.

Arnaud Meunier, directeur de La Comédie de Saint-Etienne et de son école, était lui aussi présent lors du débat à La Colline. Voilà comment il expliquait la chute du nombre de candidats "issus de la diversité":

"Un: l'Ecole n'est plus financée, n'a plus de bourse à l'année, ça c'est extrêmement important donc tous les Sami Bouajila, les Nasser Djemaï, les Samira Sedira qui sont issus de l'Ecole de Saint-Etienne, venaient parce que c'était une ville où la vie n'est pas chère, où en plus on était boursier pendant ses études, ça n'existe plus.

La deuxième chose, nous sommes maintenant sous l'égide de l'enseignement supérieur avec le Ministère de la Culture et nous délivrons un diplôme national supérieur de comédien. Hé bien le baccalauréat est demandé au concours, donc on peut passer le concours si on a pas le bac mais on doit demander une dérogation, il y a donc un régime dérogatoire qui à mon avis est aussi un frein, et je pense que derrière ça, il y a une question de classes sociales."

 

La proposition de l'Ecole de La Comédie de Saint-Etienne de création d'une classe préparatoire intégrée sur critères socio-économiques afin d'assurer l'égalité des chances dans l'accès aux Ecoles nationales supérieures d'Art Dramatique est une piste intéressante, avec une vraie portée politique.

La fondamentale question des quotas

Le débat sur les quotas va aussi devoir avoir lieu, comme l'ont fait remarquer les membres du réseau H/F Ile de France, qui militent pour la parité au sein du monde du spectacle vivant. Et toujours Sophie Proust, qui y est favorable:

"Maintenant, le mot qu'on a pas osé dire et qui me terrifie c'est le mot de quotas, c'est-à-dire que si, l'action politique serait peut-être de, comme est en train de le faire Stanislas Nordey dans son théâtre, de mettre la parité hommes-femmes."

Enfin, bien que cela suppose de travailler dans des conditions précaires et avec beaucoup plus de risques, il reste toujours la voie du DIY (Do It Yourself), à savoir, le monde du théâtre privé.

Plutôt qu'attendre de l'institution qu'elle change, il est peut-être temps pour les non-Blanc.he.s de France d'aller vers un fonctionnement à l'anglo-saxonne pour dépasser le racisme institutionnel. De créer, en somme, un théâtre communautaire, au sens noble du terme, c'est-à-dire par nous, pour nous et avec nous. La France est un pays qui rejette la notion de mutliculturalisme, de fait, les initiatives communautaires non-Blanches sont toujours présentées comme dangereuses, visant à scinder la République une et indivisible. Or, si cette République ne souhaite pas nous faire de place dans ces institutions culturelles et sur ces scènes de théâtre, rien ne nous empêche de monter nos propres projets.

Je prendrai comme exemple, Souria Adèle, relativement peu connue du grand public et pourtant elle a tourné son spectacle en français et en créole, Marie-Thérèse Barnabé Négresse de France, pendant près de 2 ans et le DVD Les Drôles de négresses, produit par JP SHOW, dans lequel le personnage de Marie-Thérèse Barnabée apparait avec d'autre humoristes antillaises, a été vendu à 40.000 exemplaires du DVD du même titre.

En même temps, au niveau du public Afro-descendant, on évalue le nombre de Domiens à 365.000 rien qu'en Métropole et principalement en Ile-de-France, étant donné qu'elle l'a aussi tourné aux Antilles, on comprend son succès. Ce spectacle doux amer issu de son parcours de comédienne noire passée à l'écriture du fait de la frustration de ne jouer que des aides-soignantes ou des femmes de ménages, lui permettra de vivre et de jouer de 2000 à 2009! Et c'est à cette époque qu'elle découvre le récit de Mary Prince; à ce jour, le seul témoignage écrit par une esclave affranchie francophone. Elle décide de monter un spectacle autour de ce document et cette pièce recevra des financements: de la division générale de l'Outre-Mer de la Mairie de Paris, du Ministère de l'Outre-Mer, de France Ô et d'investisseurs privés, mais RIEN en provenance du Ministère de la Culture. Cette pièce sera aussi refusée par 15 théâtres conventionnés et c'est donc ainsi qu'elle décidera de la produire et de la diffuser elle-même.

Bien entendu, ces conditions de création sont extrêmement précaires et je suis la première à dire qu'après le documentaire que je m'apprête à sortir, je ne ferai plus de film en auto-production car c'est moralement et financièrement très lourd et risqué. Mais je ne peux m'empêcher de penser que nous, les auteur.e.s, réalisatrices et réalisateurs, comédien.ne.s, chorégraphes, danseurs et danseuses non-Blanc.he.s en général et Afro-descendant.e.s en particulier devons prendre ces risques. Nous devons nous réapproprier la narration, accepter d'être diffusé.e.s à moins grande échelle mais à nos propres conditions, ne pas attendre de l'institution qu'elle nous laisse une place mais venir bousculer son entre-soi et son paternalisme.

Nous saisir de la question de la "diversité" qui est aussi un enjeu économique, car il n'est pas seulement question de vivre-ensemble, il est surtout question d'une prise de conscience au niveau marketing de l'existence d'un marché des Afro-descendantes par exemple. Une source dans le monde du luxe, qui préfère rester anonyme, me confie par exemple qu'il y a eu une forte augmentation des ventes de Lancôme depuis que Lupita Nyongo est leur égérie, raison pour laquelle Dior qui se lance dans la course avec Rihanna et à n'en pas douter, Chanel qui ne tardera pas non plus à trouver une représentante pour capter la clientèle noire.

Et de la même façon que la Blaxploitation a majoritairement vu des producteurs blancs s'en mettre plein les poches, il est de notre devoir de veiller à ce que notre soudaine apparition dans l'espace public et l'intérêt des institutions culturelles, ne soit pas une fois de plus l'occasion d'être exploité.e.s. D'où mon insistance sur le déplacement de la thématique de la représentation sur scène à celle de la représentation politique au sens large (des administrations culturelles aux équipes artistiques en passant par les financements).

Nous devons aussi nous battre pour les suivant.e.s. Qu'illes sachent dès le départ dans quoi illes s'engagent lorsqu'illes choisissent d'être comédien.ne.s en dépit de leurs origines. Et je dis bien, en dépit. Qu'illes sachent que s'illes ne travaillent pas c'est à cause du racisme systémique, que leur talent n'a rien à voir avec tout ça. Qu'illes sachent aussi qu'avant de choisir d'autres pays, d'autres activités, nous avons lutté, pour nous, pour eux mais que nous avons aussi choisi de faire passer nos vies/carrières avant la lutte. Je souhaite aussi pour toutes celles et ceux qui n'aspirent qu'à jouer, qu'un jour prochain, illes ne soient plus forcé.e.s d'écrire pour exister.

Je suis une ex-comédienne reconvertie scénariste et réalisatrice, comme nombre de personnes citées dans cette tribune. Nous aimons et avons la capacité d'écrire et de diriger, mais ce n'est pas le cas de tout le monde. Je souhaite aux nouvelles générations de ne pouvoir être qu'actrices ou acteurs et de ne pas avoir à quitter leur pays pour exister. Moi, je jette mes dernières lignes dans la bataille et je quitterai la France en juillet, pour réaliser mon premier long métrage... au Canada.

1 - Ecouter vers 7'13. Tous les propos de l'article rapportés de la soirée de la Colline figurent dans cet enregistrement SoundCloud réalisé par Amandine Gay. 



Source : www.slate.fr


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Alain
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