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Les vies des petits agriculteurs tanzaniens mises en équation

  Société, #

 

Point de vue

 Village au cœur des hauts plateaux tanzaniens. Avant le début de la réunion, Neema est inquiète. Elle guette à travers les champs de maïs l'arrivée des fermiers, en espérant que le village se mobilisera. Crédits : Benjamin Chouteau 

Il se penche tellement en avant sur son tabouret qu'il n'y a pas loin avant qu'il tombe le nez dans la poussière. Sa voisine, elle, se tient assise bien droite sur le seau en plastique orange qu'elle a porté sur sa tête depuis chez elle. Les autres se sont assis où ils pouvaient, au fur et à mesure du remplissage de la cour et de l'empilement des vélos contre la porte d'entrée. Tous sont absorbés par les chiffres qui s'accumulent depuis quatre heures devant leurs yeux, dans les petites cases d'un tableau bariolé scotché au mur.

Qui sont ces visiteurs ? Des " consultants ", a dit la cheffe de village, ajoutant qu'ils venaient préparer " un projet ". Encore un. Dans un pays qui reçoit 2,5 milliards de dollars (2,3 milliards d'euros) d' aide publique au développement par an, on connaît. Mais ceux-là posent quand même beaucoup de questions... Ils cherchent quoi, au juste ? A tout hasard, le vieux Mvunjapori, qui s'improvise porte-parole, déclare : " Nous sommes très heureux de cette visite, car nous sommes très pauvres ici. Nous espérons que vous pourrez nous apporter votre aide pour acheter des semences et des engrais. Nous avons également besoin d'une école. Puis le dispensaire doit être rénové. Et la route est en mauvais état. ". Ça promet.

Vivre et survivre sur les hauts plateaux tanzaniens

Nous sommes à Igunda, un village situé à une trentaine de kilomètres au sud d'Iringa, au cœur des hauts plateaux tanzaniens. Celui qui tombe presque de son tabouret, c'est Mzee Juma, " Monsieur " Juma, comme son âge mûr exige qu'on le nomme. Il est né ici, il y a cinquante-deux ans. Il a vu le village s'étendre au fil des décennies, des jeunes partir chercher fortune ailleurs, d'autres rester. Comme souvent en Tanzanie, les maisons de terre à toit de chaume, les nids-de-poule de la piste principale et les trous dans les uniformes des écoliers disent bien que la vie n'est pas facile tous les jours. Mais, au moins, ici, il y a la route nationale : artère de bitume visible à 10 km en contrebas, elle aide à faire vivre l'économie du village. Grâce à elle on vend ce qu'on a et on achète ce qu'on n'a pas, on accède à l'école quand on est jeune et au centre de santé quand on l'est moins. On est relié au monde.

Igunda a une autre chance : celle d'être entouré de grands plateaux d'herbe drue arrosés une fois l'an par les grandes pluies. Mais la terre n'y est pas aussi généreuse qu'il y paraît : dans cette partie du pays, elle s'acidifie d'année en année. Mzee Juma, comme tant d'autres, a décidé de traiter par l'indifférence cette cruauté de la nature : " Mungu akipenda " (" si Dieu le veut "), les rendements seront meilleurs l'année prochaine. Ceux qui en ont les moyens répandent des tonnes de chaux sur leurs champs.

" Le compte en banque, c'est le maïs "

Mzee Juma est venu parce que sa voisine Neema a beaucoup insisté. Ça l'a intrigué. D'habitude, elle se contente de passer le message des " partenaires au développement ", qui passent souvent récolter des données pour leur dernier rapport sur l'éradication (heureusement prochaine) de la pauvreté en Afrique. Ça dit bonjour en swahili, ça note des chiffres, puis ça s'en va. Aujourd'hui, l'atmosphère est différente : il semble y avoir un échange. Presque tous les voisins se sont exprimés, et Juma aussi. Il a décrit sa famille, ses cultures, son travail, ses problèmes... Il ne se savait pas si bavard.

Mzee Juma a expliqué qu'il possède trois hectares de terre hérités de son père, qui les avait lui-même hérités de son père. Son champ est le socle de la famille depuis un nombre inconnu de générations. A l'instar de ses voisins, il y fait surtout pousser du maïs, des haricots rouges et un peu de tournesol. Il a aussi aménagé dans un bas-fond un petit champ où il cultive des tomates, des oignons, des patates et quelques choux feuilles. Le maïs, il le destine d'abord à la consommation de sa famille et ce qui reste, dix sacs au plus, il le vend au compte-gouttes. C'est son compte épargne, le maïs, bien gardé dans un coin de la maison. Et c'est de lui, Juma, et de millions d'autres agriculteurs, que dépendront encore cette année les consommateurs urbains d' ugali, une polenta locale très nourrissante qui constitue l'essentiel des repas à travers le pays. Quelques poulets, trois chèvres et un cochon viennent compléter le tableau des possessions familiales. Son rêve serait d'avoir une vache. Mais, à 500 000 shillings par tête, l'équivalent de 216 euros, il n'ose pas y penser.

Autrement dit, Mzee Juma fait partie de cette majorité de Tanzaniens qui vit sur le fil du rasoir : 70 % d'entre eux dépendent de l'agriculture pour leur survie et ne bénéficient que très marginalement des 7 % de croissance annuels dont s'enorgueillissent les autorités. Une croissance concentrée dans les secteurs des télécoms, de la construction, des transports ou de l'exploration gazière.

Pour Mzee Juma, les choses sont simples : si les récoltes ont été bonnes, il peut acheter quelques kilos d'engrais, réparer le toit de sa maison qui goutte sur le lit à chaque averse ou remplacer la jante froissée du vélo de son aîné, voire épargner un peu. Si la récolte a été mauvaise, ses enfants auront en janvier la mauvaise surprise de devoir retourner à l'école publique surpeuplée et démunie, car la survie de la famille dépendra de l'argent disponible pour affronter les quatre mois qui suivent. Alors le petit pécule que sa femme rapporte de ses travaux de couture vaudra de l' or.

Chercher à comprendre comment les gens vivent

Aujourd'hui, cela fait deux ans de suite que la récolte est mauvaise. C'est aussi pour ça que Juma est là : à tout hasard, s'il y avait un conseil à prendre. Les visiteurs viennent d'entamer une nouvelle feuille de papier, un calendrier des recettes et des dépenses, sur lequel ils reportent consciencieusement ce qu'on leur raconte depuis quatre heures. Certains ont dépensé cette année un peu plus que le voisin, certains ont vendu moins, tous ne produisent pas exactement la même chose. Mais ce qui frappe Juma, c'est que les étrangers semblent s'intéresser à tout sans exception : la nourriture qu'on produit, celle qu'on achète, les frais de téléphone, l'école des enfants, les frais de santé, les bougies et le pétrole pour les lampes, les vêtements, les dé placements à Iringa... même les mariages y passent ! Il n'avait jamais pensé que l'on pouvait ainsi étaler sa vie sous forme de chiffres. Il se surprend à reprendre la parole : " Est-ce qu'on pourrait laisser les papiers à la présidente du groupe pour que les gens puissent réviser les calculs à la maison ? " On lui dit que oui, il se rassoit, non sans un petit coup d'œil à son vélo : le champ de maïs, pendant ce temps, ne se dé sherbe pas tout seul.

Neema, elle, assise sur son seau, est mieux lotie que la moyenne. Les ingrédients sont les mêmes, mais la recette, plus élaborée : engrais, semences améliorées, intrants... Ça n'est pas pour rien qu'elle est la cheffe du village : elle investit. Son succès la rend crédible. Elle est la seule dans le groupe qui, d'une année sur l'autre, parvient à gagner suffisamment pour pouvoir préparer, s'organiser, anticiper. Elle vient d'acheter sa cinquième vache, qui lui permettra de vendre du lait pendant les mois les plus durs de l'année. Avec l'équivalent de 3 000 dollars (2 764 euros) par an, soit plus de 8 dollars par jour pour elle, son mari et ses deux enfants, en Tanzanie, elle n'est pas considérée comme " pauvre ". Et si elle s'assoit droit sur son seau, c'est sa façon, simple, toujours discrète, de montrer qu'elle est fière.

Elle a compris très vite l'intérêt de ce que faisaient les consultants. Alors que la plupart d'entre eux viennent pour examiner la culture du maïs ou celle du riz, ou pour évaluer la pertinence d'un programme dont on n'a plus de nouvelles depuis cinq ans, ceux d'aujourd'hui cherchent à comprendre comment les gens vivent. En bas du tableau, chacun peut voir ce qui lui reste à la fin de chaque mois, en fonction de ses recettes et de ses dépenses. Neema voit sous ses yeux se dérouler la vie du village : moins à manger entre mars et juin, la vente des quelques poulets et bidons d' ulanzi (l' alcool de bambou) pour passer le cap, le coup dur des frais de scolarité à débourser et des fêtes à financer, les quelques shillings épargnés qui permettront, d'ici plusieurs années, de peut-être s'acheter une vache.

Tirer collectivement petits et grands vers la croissance

Igunda, le village mis à nu, fait partie de cette zone de 400 km sur 1 200 km délimitée il a cinq ans par le gouvernement tanzanien pour le développement de clusters agricoles. Constitués d'une grande exploitation autour de laquelle gravitent de petits agriculteurs, ces groupements sont censés, en apportant également routes, électricité et infrastructures diverses, tirer collectivement petits et grands vers la croissance. Ce projet répond au doux nom de SAGCOT, pour South Agricultural Growth Corridor of Tanzania. Les mauvaises langues le qualifient parfois d' " éléphant blanc ", pour critiquer une initiative plus coûteuse qu'efficace.

En vérité, après un lancement tonitruant en 2012, lié à la nouveauté que représentait le programme, SAGCOT avait dû affronter un manque de moyens bien réel. L'insistance du président tanzanien de l'époque, Jakaya Kikwete, qui avait positionné ce programme comme élément phare de sa politique " agriculture d'abord ", s'était vite avérée contreproductive : face à la rareté des deniers publics injectés dans le projet, la méfiance des investisseurs devant ce tapage n'avait fait que grandir, tout comme l'incrédulité des petits agriculteurs censés accueillir l'initiative à bras ouverts.

A Igunda, au cœur des hauts plateaux tanzaniens. Jeune femme en grande tenue, en route pour la réunion au village. Les femmes sont très impliquées dans les travaux agricoles et l'administration des foyers. Crédits : Benjamin Chouteau 

Pourtant, un soubresaut est toujours possible. En établissant explicitement un lien entre exploitations privées et économie rurale traditionnelle, en envisageant des interactions entre les agriculteurs et leur environnement, SAGCOT a le potentiel de porter, en Tanzanie, un nouveau mode d'analyse du développement agricole. Il s'agit d'observer l'agriculteur dans son milieu, disposant d'un ensemble de ressources et s'adaptant à un ensemble de contraintes, et d'analyser les stratégies qu'il met en œuvre pour optimiser les premières tout en s'accommodant au mieux des secondes. Considérer, également, l'activité de l'agriculteur dans son ensemble : productions (maïs, tomates, élevage), plantations, récoltes, mais aussi gestion des mois creux de l'année. Enfin et surtout, ne pas oublier qu'un agriculteur est avant tout un chef de famille dont les membres sont autant de bouches à nourrir mais aussi de bras et cerveaux qui travaillent et apprennent. Le foyer familial, tel une petite entreprise, consomme, produit, se développe, s'adapte.

L'approche n'est pas nouvelle et les agronomes occidentaux, en particulier en France, y reconnaîtront les principes fondamentaux du diagnostic des systèmes agraires. D'ailleurs, l'Agence française de développement (AFD, partenaire du Monde Afrique) finance depuis deux ans des stages d'étudiants d'Agro Paris Tech portant sur le diagnostic des systèmes agraires en Tanzanie. La microéconomie des ménages ruraux a de beaux jours devant elle.

Réhabiliter le savoir des petits

Une fois ce " regard " systémique adopté sur ces ménages ruraux et les a priori laissés au placard, il apparaît que les petits agriculteurs d'Igunda et d'ailleurs ont une parfaite rationalité. Qu'ils tirent très certainement le meilleur des ressources dont ils disposent dans les conditions (environnementales, techniques, sociales, financières) qui sont les leurs. De fait, ressasser à longueur de programmes d'aide que les petits agriculteurs sont " paresseux " et " obstinés " (discours officieux), ou tout du moins " averses au risque " et " manquant d'esprit entrepreneurial " (en langage officiel) relève simplement de la paresse analytique, d'un néocolonialisme douteux, voire, venant des autorités, d'un mépris évident pour les classes laborieuses qui nourrissent leurs villes. " Il faut les éduquer ", peut-on régulièrement entendre dans les séminaires sur le sujet.

Mzee Juma, la cinquantaine, est agriculteur à Igunda, au cœur des hauts plateaux de Tanzanie. Il est venu assister à la réunion avec les consultants. Crédits : Benjamin Chouteau 

A la bonne heure. Les administrateurs britanniques du pays tenaient déjà le même discours. Pis : la plupart des Juma et des Neema se sont appropriés ce discours méprisant, infantilisant et misérabiliste. " Non, nous ne savons pas " ; " Oui nous avons besoin d'aide, de charité et de promesses ". A force de le leur répéter, ils finissent par y croire. Et de s'essayer à l'exercice d'équilibriste qui consiste à deviner à l'avance ce que les pourvoyeurs de programmes d'aide souhaitent entendre sortir de leur bouche.

Un pouvoir en dormance

Considérés par tous comme le cœur du problème, les petits agriculteurs sont au contraire la plus flagrante des solutions. Il faut non seulement le reconnaître, mais qu'ils en prennent eux-mêmes conscience. Leurs expériences accumulées, qui se transmettent sans laisser de trace écrite ou presque, méritent d'être valorisées. La question principale n'est ainsi pas de savoir comment augmenter la production de maïs tanzanien de 4 à 7 millions de tonnes par an mais bien de chercher à comprendre comment chaque Juma et chaque Neema s'en sortiront entre mars et en juin. Comment, via la grande exploitation voisine, un commerçant ou un fournisseur d'engrais pourront effectivement leur donner accès à des services et à des marchés dont ils étaient jusqu'ici privés. Et d'en venir à réfléchir, une fois cette analyse faite, sur la façon dont 35 millions de leurs semblables pourraient contribuer à leur juste mesure à l'essor économique et à la stabilité politique de la Tanzanie.

Car ils sont petits producteurs, mais également consommateurs et citoyens. Vivant actuellement avec en moyenne 1,5 dollar par jour, dans un pays où ils représentent l'immense majorité de la population, une amélioration même marginale de leur sort aurait un impact économique, social et politique colossal. Deux dollars supplémentaires, multipliés par 35 millions de personnes et par les 365 jours de l'année, font 44,7 milliards de dollars... Juma et Neema sont un pouvoir, et probablement le plus grand. Ils ont la capacité d'impulser une nouvelle dynamique. Le tout est qu'ils s'en rendent compte.

A Igunda, au cœur des hauts plateaux tanzaniens, dans un champ de pommes de terre autour du village. Tous n'ont pas le temps de se joindre à la réunion ; le désherbage se fait à la force des bras. Il est midi, le soleil est brûlant. Crédits : Benjamin Chouteau 

Aujourd'hui, tous deux ont avalé colonne par colonne et ligne par ligne la démonstration en chiffres de leur existence, l'analyse dont ils avaient l'intuition mais qu'ils n'avaient jamais posée noir sur blanc : telles sont vos ressources, telles sont vos dépenses, voici avec quelle marge vous pourrez aborder l'année prochaine... comment comptez-vous l'utiliser ? Leurs yeux pétillent : on leur a posé des tas de questions. Ils ont réfléchi aux réponses et bien plus loin encore, à ce que leur vie pourrait être s'ils croyaient en eux-mêmes. Leurs pratiques ont une valeur, leurs craintes ont un fondement. Au bout de cinq heures d'échanges sur un pied d'égalité dont ils n'ont pas l'habitude (mais auquel, ils le sentent, ils pourraient très vite prendre goût), ils repartent chez eux, l'un sur son vélo et l'autre sous son seau, avec la tête pleine d' idées et en remerciant pour la formation ... qui n'en était pas une. Aucune importance. Ils savent qu'ils savent. C'est un début.

Frédéric Kilcher a une formation d'agro-économiste. Il travaille depuis 1996 en Afrique sur le développement des filières agricoles, de la petite agriculture familiale et de l'entreprenariat, au sein de projets de développement agricole puis en tant que consultant indépendant.

Estelle Cholet a travaillé trois ans et demi en Tanzanie, principalement comme responsable du service économique de l'ambassade de France à Dar es Salaam. Elle a étudié les relations internationales, l'économie du développement.

Source : www.lemonde.fr


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