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Littérature - Thomas Dietrich : "Pourquoi j'ai choisi l'Afrique"

  Culture & Loisirs, #

Dans son deuxième roman, Les Enfants de Toumaï, Thomas Dietrich plonge dans une histoire d'amour impossible entre deux jeunes Tchadiens que tout sépare. Ce jeune écrivain avait marqué les esprits avec une première publication, Là où la terre est rouge (Albin Michel, 2014), qui se déroule dans une République centrafricaine déchirée par la guerre. Après une riche expérience dans plusieurs pays africains, l'auteur n'en démord pas, son attachement au continent est vital à tel point qu'il s'est récemment engagé politiquement au Tchad. Il s'est confié au Point Afrique sur ses sources d'inspirations et sa vision de l'Afrique.

Le Point Afrique : Pourquoi ce choix de l'Afrique comme cadre de vos romans ?

Thomas Dietrich : Je n'ai pas choisi l'Afrique, mais une Afrique parmi beaucoup d'autres. Je pense qu'il faut cesser de considérer le continent comme un ensemble homogène, aussi bien sur le plan politique, économique, social que culturel... Mon premier roman, Là où la terre est rouge, situait son action en Centrafrique. Mon second, Les Enfants de Toumaï, campe des personnages originaires du Tchad. J'ai bien entendu eu l'occasion de beaucoup fréquenter l'un et l'autre de ces pays. Cela m'a permis de constater que, malgré la frontière qu'ils partagent, les différences de modes de vie entre Tchad et Centrafrique sont si abyssales qu'elles peuvent engendrer des conflits armés (comme celui qui perdure en RCA depuis fin 2012 et dans lequel le Tchad joue un rôle important). Et le Tchad est un pays à part en Afrique, d'une richesse et d'une diversité inouïes. Plus qu'une terre, c'est un carrefour. Carrefour des civilisations, des cultures, des religions, où se rencontrent arabes et subsahariens, nomades et sédentaires, musulmans et chrétiens. Malheureusement, cette cohabitation ne se fait pas sans heurts. La notion d'unité nationale y demeure encore floue, battue en brèche par une forme très prégnante de rejet de l'autre et de ses différences. Ensuite, il y a aussi une raison plus personnelle à ce choix. Les Tchadiens sont un peuple auquel je suis viscéralement lié depuis de nombreuses années. Il y a une dignité, un courage, une hospitalité que l'on peine à retrouver par ailleurs. Et de cet attachement découle mon engagement politique pour le Tchad.

Y a-t-il un ou des thèmes récurrents qui vous travaillent ? Si oui, y a-t-il des personnages ou des événements historiques africains qui vous inspirent ?

Je viens d'évoquer cette nécessité de mettre en lumière la richesse et la diversité de ce continent, qui peuvent aussi être sources de tragédies. C'est très vrai dans Les Enfants de Toumaï où je raconte l'histoire d'amour impossible entre deux personnages, Emmanuel et Sakineh, qui partagent la même nationalité tchadienne mais non la même culture, la même tradition, la même religion... Ce qui sera autant d'obstacles à leur passion. Par ce biais, j'interroge la question du vivre-ensemble dans des États qui ont bien des difficultés à devenir des nations - leurs frontières ayant été tracées arbitrairement par le colonisateur. Dans mes livres, je me questionne aussi sur la mal-gouvernance chronique d'une minorité de pays africains, principalement ceux dont le sous-sol est richement pourvu en matières premières. Quant à mes inspirations, elles sont très contemporaines et en prise directe avec la réalité.

Il y a aussi la question du choc idéologique dans l'Afrique contemporaine. Pourquoi pensez-vous que cette thématique soit importante ?

Je refuse de croire au choc des idéologies ou des civilisations. Un choc implique une certaine vision manichéenne des choses, qui ne peut pas être de mise dans une Afrique éminemment complexe. Mais aujourd'hui, plus qu'un choc idéologique, c'est la multiplication des champs d'affrontements qui me préoccupe : du politique au religieux, en passant par le culturel, le social et l'économique, aucune facette n'est épargnée. Il suffit de prendre le cas du Nigéria et du fléau Boko Haram. C'est un affrontement religieux (dont les musulmans dits " modérés " et les chrétiens sont les principales victimes), mais aussi un affrontement politique et économique, le nord du pays ayant été de tout temps défavorisé au profit du sud riche en pétrole. La place inquiétante qu'a pris Boko Haram au Nigéria n'est donc pas uniquement due à l'aspiration à un takfirisme ultra-rigoriste mais aussi à une série de revendications économiques et politiques qui ont été dévoyées et récupérées à dessein par la secte islamiste.

L'exil arrive très rapidement dans l'histoire, pourquoi ce sujet ?

Au Tchad plus qu'ailleurs, l'exil est synonyme d'arrachement, de déracinement. Dans mon roman, pour mon héros Emmanuel, il est tout sauf volontaire. Obligé de fuir du fait de ses prises de position révolutionnaires contre le régime peu amène du Président-Sultan, il n'a qu'une hâte : revenir au Tchad pour pouvoir contribuer au " Grand Soir ". C'est un exil vu, non pas comme une promesse d'ailleurs, mais comme un sacrifice nécessaire pour servir une cause plus grande que soi. Il est évident que le personnage d'Emmanuel est un hommage à tous ces exilés politiques, qui ont payé de l'arrachement à leur terre natale leur engagement. Et qui, malgré l'éloignement, les difficultés matérielles, continuent à entretenir cet espoir qui leur dit, qu'un jour, ils fouleront à nouveau leur latérite natale.

Les parcours migratoires : qu'avez-vous à nous apprendre sur ce thème d'actualité ?

Qu'on a tendance à oublier l'extrême difficulté du chemin pour ces migrants. Ils ne partent pas d'un point A, leur pays d'origine, pour se retrouver immédiatement à un point B, le pseudo-Eldorado européen. Il y a un chemin escarpé pour y parvenir qui leur fait traverser une multitude de pays où, parfois, faute d'avoir de quoi continuer, ils arrêtent leur périple. Dans mon livre, j'ai évoqué l'Égypte, qui accueille de nombreux migrants de la bande sahélienne et de la Corne du continent - si nombreux qu'ils sont souvent contraints de dormir dans des cimetières ! Ils sont de plus victimes de harcèlement de la part des forces de l'ordre, qui n'hésitent pas à les interner dans des prisons au coeur du Sinaï.

Vous dénoncez le racisme entre chrétiens sédentaires et musulmans nomades ?

Même si cela reste un tabou, il faut être lucide : il existe une véritable fracture au Tchad, entre le nord et le sud du pays - le nord étant majoritairement musulman et le sud majoritairement chrétien ou animiste. Mais cette fracture n'a rien à voir avec le fait religieux ! Elle existe depuis des années et trouve essentiellement son origine des rivalités ethniques et/ou culturelles, qui sont parfois antérieures à l'évangélisation du sud du pays. Elle s'est déjà manifestée de manière violente, en 1984, quand Hissène Habré et son chef d'état-major Idriss Deby (aujourd'hui l'actuel président tchadien) ont passé par les armes des centaines de cadres du sud du pays. Une décennie auparavant, le président originaire du sud, François Tombalbaye, avait mené une répression féroce contre le nord, qui s'était soulevé contre lui. Aujourd'hui, l'opposition nord-sud s'illustre moins par des affrontements sanglants que par un " racisme " ordinaire (même si je répugne à utiliser ce mot, bien conscient que les races n'existent pas). La société est divisée et même dans la capitale Ndjamena, il existe une atmosphère d'apartheid, des quartiers étant quasi exclusivement habités par l'une ou l'autre population... Je l'ai constaté par moi-même lorsque j'étais au Tchad. C'est d'ailleurs l'une des raisons qui m'ont poussé à écrire ce livre : dénoncer cette réalité et réaffirmer que, quelle que soit notre origine, nous sommes tous les enfants de Toumaï.

Emmanuel, le héros de votre roman, est un adepte du communisme, mais il a du mal à convaincre...

Avec la mondialisation, les solidarités se fissurent, l'individualisme est couronné roi et on en viendrait presque à moquer l'engagement, qui, pour beaucoup, est synonyme d'échec et même de sérieux ennuis. Emmanuel est un symbole de la difficulté qu'a l'engagement à trouver sa place dans nos sociétés modernes, et notamment celles courbant l'échine sous le joug d'une dictature. Dans ce cas de figure là, il vient un moment où le poids de l'État est tellement fort que toute possibilité de révolte collective est étouffée. Dès lors, la seule porte de sortie n'est pas d'entrer en résistance mais bien de réussir par tous les moyens, en s'accommodant du système et même en s'acoquinant avec. Ce n'est heureusement pas le cas de toutes les sociétés du continent.

Il nous apprend beaucoup aussi sur l'éveil et le rôle des sociétés civiles africaines, comment observez-vous ces mouvements ?

Aujourd'hui, la société civile est bien implantée au Sénégal ou au Bénin. Elle a mené des révolutions au Burkina ou tenté d'en mener au Congo-Brazzaville. Au Tchad, cette mutation est plus compliquée. Internet est surveillé, la population bâillonnée, les acteurs de la société civile sont traqués et arrêtés par la police politique, la sinistre Agence nationale de sécurité (ANS). Mais ces derniers jours, un vent de révolte semble souffler sur le pays. Des manifestations et une journée ville morte ont eu lieu à la suite du viol de la fille d'un opposant politique par des enfants de hauts dignitaires du régime. Cela a été l'occasion pour les protestataires de réclamer plus de libertés, de justice sociale et l'avènement de la démocratie. Espérons que ces revendications soient entendues et ne soient pas noyées dans le sang !

Quel est le sens de votre militantisme ?

De m'efforcer de faire ce qui est juste. Cela se traduit concrètement par deux combats : premièrement, dans la lutte pour une terre qui n'est certes pas ma terre natale, le Tchad, mais qui m'a en quelque sorte adoptée. Depuis huit ans, je me bats contre la dictature du président Idriss Deby, qui à mon sens opprime et affame son peuple. Il n'y a qu'à lire les rapports des organisations de défense des droits de l'homme ou à consulter le classement de l'indice de développement humain, où le Tchad, pourtant pays pétrolier, arrive au 185e rang sur 188.

Le second combat est intrinsèquement lié au premier. Il concerne la Françafrique, un système qui perdure encore à l'heure actuelle. Et il est intolérable qu'en 2016, l'État français continue à s'ingérer dans les affaires de ses anciennes colonies et à jouer un rôle plus qu'ambigu comme ce fut le cas lors de la récente crise centrafricaine.

Vous faites une fixation sur le Tchad, pourquoi, au vu de toutes les dictatures qui perdurent sur le continent africain et même ailleurs ?

Je ne suis pas d'accord avec le préjugé qui ferait de l'Afrique un nid empli de dictatures. Fort heureusement, la situation a évolué depuis le début des années 90 et le discours de la Baule de François Mitterrand. En Afrique de l'Ouest notamment, un formidable bond en avant démocratique a été effectué. Le Bénin, la Guinée-Conakry, le Burkina Faso ont profité de cette embellie, même si une certaine fragilité se fait encore ressentir. On constate que ce sont malheureusement les pays qui possèdent le plus de ressources dans leur sous-sol qui vivent encore sous la coupe de potentats. Et c'est souvent uniquement de la faute des " locaux "...

Quels sont les dangers de l'instrumentalisation de la religion musulmane que vous dénoncez à travers la marchandisation de l'héroïne Sakineh ? Vous soulevez par là de nombreuses questions plutôt triviales, quelle est la porosité entre la religion musulmane et ses travers ?

Dans ce contexte d'oppression de la femme au Tchad et plus généralement dans les pays du Sahel, ce n'est pas la religion musulmane qui est en cause, mais bien l'interprétation dévoyée qu'on en fait - et qui se mêle souvent à une tradition patriarcale et clanique propre à cette zone géographique. Que cela soit clair : le Coran et plusieurs " hadiths " (paroles) du prophète interdisent le mariage forcé. Plus généralement, sur la place de la femme dans l'islam, je pense que l'on oublie souvent ce qu'elle fût dans les premiers temps après l'Hégire (arrivée de Mahomet à Médine en 622 ap J-C). Il y eut tout d'abord le rôle des femmes autour du prophète ; Khadija, sa première épouse, qui la première crut en lui ; Fatima Zahra, sa fille, qui joua un rôle politique de premier plan. Et plus tard, Sakina, son arrière-petite-fille, qui divorça à plusieurs reprises et qui forma autour d'elle une cour de poètes et de savants. Le prénom que porte mon héroïne est d'ailleurs un hommage à ce personnage historique et à sa liberté.

Vous gardez quand même de nombreuses références aux traditions de "magies" africaines, d'esprits ou de djins, comment vous êtes-vous approprié ces thèmes ?

Ce n'est étrangement pas contradictoire. Il est évident qu'en Afrique, les religions du Livre (islam, christianisme) se sont mélangées avec un animisme qui les a précédées et qui subsistent de nos jours, dans un syncrétisme parfois détonant. Il suffit de voir le rôle des marabouts, qui à la fois enseignent le Coran et pratiquent une magie animiste héritée de leurs aïeux. L'islam, d'ailleurs, donne une grande place aux djinns, qui sont cités des dizaines de fois dans le Livre saint et qui sont considérés comme une autre race vivant dans les forêts, les déserts, les points d'eau... J'ai donc situé mon roman dans la veine de nombreux auteurs africains - qui font la part belle au surnaturel- et même d'une certaine forme de réalisme magique à la Gabriel Garcia Marquez.

Comment voyez-vous l'Afrique de demain ?

Je l'espère libre. Libre surtout du néo-colonialisme et de la prédation des grandes puissances qui la minent depuis des décennies. Bien entendu, tous les maux du continent ne peuvent être imputés à la Françafrique ou à la Chinafrique. La responsabilité du sous-développement et de la perduration des conflits armés est aussi portée par les acteurs locaux. Sur le plan des institutions, je ne souhaite pas une Afrique qui se calque sur les modèles occidentaux. Bien entendu, la démocratie est un système qui doit s'imposer à tous. Mais chaque pays doit adapter cette démocratie à ses réalités - tout en ne transigeant pas sur les principes fondamentaux. Une véritable quadrature du cercle ! Mais j'ai confiance en des peuples de plus en plus éduqués, de plus en plus informés, qui n'accepteront pas la remise en cause permanente de leur liberté et de leurs droits.



Source : afrique.lepoint.fr


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Yasmina
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