Devenez publicateur / Créez votre blog


 

Rosa Parks. En disant "Non", cette femme a changé les Etats-Unis

  Culture & Loisirs, #

" Toute personne opérant sur une ligne de bus dans la ville devra fournir des services égaux mais séparés aux personnes blanches et aux Nègres sur les bus, en exigeant des employés en charge de ces services d'attribuer les sièges de passagers sur leur véhicule de manière à séparer les personnes blanches des Nègres, quand il y a simultanément des Blancs et des Nègres dans la même voiture. Sous réserve cependant que des infirmières nègres ayant en charge des enfants blancs ou des personnes blanches malades ou infirmes pourront être placées parmi les personnes blanches. " Ce charabia bureaucratique titré " Section X. Séparation des races, ce qui est requis " est extrait du " Code urbain de Montgomery " de 1905, " amendé " en 1938 et encore en vigueur en 1955, à l'instar d'autres règlements en vigueur dans les États du sud des États-Unis.

Le 1er décembre de cette année-là, un jeudi froid et pluvieux, une jeune femme de Montgomery (Alabama), une couturière de 42 ans, Rosa Parks, décida de mettre fin à l'humiliation quotidienne. Montant dans son bus habituel après son travail, elle s'installe tout d'abord à l'arrière ­ après être montée à l'avant pour lecorbis pour les droits civiques se mecontrôle, puis redescendue pour remonter par la porte du milieu comme le requérait le " règlement ". À la troisième station, un passager à la peau " blanche " ne trouve plus de place à l'avant dans la section " Whites only " et, selon la " règle ", le chauffeur demande à Rosa et à trois autres passagers assis dans sa rangée de céder leur siège.

Ceux-ci obtempèrent, mais Rosa Parks reste assise. Après avoir exprimé à voix haute son refus, elle est arrêtée par deux policiers municipaux. Elle est condamnée le 5 décembre à payer une amende de 10 dollars, soit l'équivalent d'une journée de salaire (1).

Cinq ans plus tôt, le même acte de résistance avait coûté la vie à un soldat de 21 ans. Thomas Edward Brooks s'était dirigé directement vers un siègelibre. Frappé par un policier, le jeune homme avait tenté de s'échapper. Il fut abattu d'une balle dans le dos. L'histoire de Thomas Edward ne fut connue que lors du cinquantenaire du boycott des bus (2).

En 1944, pourtant, un joueur de base-ball, Jackie Robinson, avait refusé de céder sa place à un officier " blanc " à Fort Hood (Texas). Il fut acquitté par une cour martiale... On était alors au bout de la Seconde Guerre mondiale, au cours de laquelle de nombreux Afro-Américains avaient été tués.

En mars 1955, une jeune fille de 15 ans, Claudette Colvin, fut arrêtée après avoir refusé de céder son siège à un homme " blanc " (3). Elle était membre active du groupe de jeunes de l'Association nationale pour le progrès des gens de couleur (National Association for the Advancement of Colored People, NAACP), dont Rosa Parks était conseillère. Mais il s'avéra que Claudette était enceinte et, fait aggravant, d'un homme plus âgé et marié. Pour le responsable local de la NAACP, E. D. Nixon, ceci empêchait la jeune fille d'être défendue par l'organisation, car on ne pouvait pas en faire une affaire exemplaire. Il est d'usage de mettre cette décision sur le compte des moeurs " rétrogrades " d'une communauté afro-américaine repliée dans la pratique religieuse.

Mais c'est nier la force destructrice de ce racisme : Angela Davis rappelle que dans les années 1920 un politicien connu du Sud avait proclamé qu'il n'existait aucune " fille vertueuse de plus de 14 ans dans le peuple de couleur ". Et, indique-t-elle, le sociologue noir Calvin Hernton écrivait encore, dans les années 1960, que " la femme noire " avait perdu " le sens de sa propre valeur " et avait fini par " se regarder avec les yeux des gens du Sud ". En faisant ainsi porter par la victime la cause de sa souffrance, " dans la mesure où les femmes noires sont considérées comme des femmes de mauvaise vie et des putains ", leur viol était licite, constate encore Angela Davis (4).

Comme pour Claudette Colvin, le cas d'une autre jeune fille ne fut pas pris en considération par la NAACP ­ qui, toutefois, lui accorda le soutien de son avocat local ­, son père étant suspecté d'alcoolisme. Âgée de 18 ans, une militante des droits civiques, Mary Louise Smith, refusa le 21 octobre 1955 de céder sa place à un passager blanc. Elle fut condamnée à payer une amende de 9 dollars (environ 80 dollars aujourd'hui).

Durant l'été 1955, Rosa Parks, comme nombre de ses compatriotes états-uniens, avait été profondément révoltée par le meurtre raciste particulièrement sauvage d'un enfant noir de 14 ans dans le Mississippi. Emmett Till, vivant avec sa mère à Chicago, avait été envoyé en vacances par celle-ci chez son grand-oncle à Money dans le Mississippi. Le 24 août, il était allé avec d'autres gamins acheter des sodas à l'épicerie du coin. Emmett aurait tenté de " séduire " la propriétaire de l'échoppe, Carolyn Bryant, essayant " même de lui prendre la main " ! La nouvelle de l'affaire se répandit comme une traînée de poudre dans tout le comté. Quelques jours plus tard, de retour d'un voyage, le mari de Carolyn Bryant, Roy, apprit " le scandale " et décida de " donner une leçon " au gamin. Dans la nuit du 28 août, avec son demi-frère plus âgé, ils enlèvent Emmett et, dans un hangar, le battent et le défigurent, lui arrachent les yeux, le blessent par balles et le jettent encore vivant dans la rivière Tallahatchie.

Ses assassins furent découverts rapidement. Ils nièrent le meurtre, affirmant avoir relâché Emmett vivant. Mme Till fit rapatrier le corps de son fils à Chicago où elle exigea qu'il fût exposé dans son cercueil ouvert (elle avait dû elle-même arracher les clous du couvercle). Plus de 50 000 personnes défilèrent dans le hall funéraire et une émotion considérable se répandit dans le pays. Ce qui n'empêcha pas un jury d'acquitter au bout d'une heure les tortionnaires qui, par la suite, racontèrent fièrement leur forfait dans la presse, sachant qu'ils ne seraient pas inquiétés puisque " nul ne pouvait être jugé deux fois pour le même délit ".

C'est dans cette atmosphère que la cause de Rosa Parks fut immédiatement reconnue comme étant la plus défendable par le chapitre local de la NAACP. Elle ne se doutait toutefois pas qu'elle avait déclenché une tempête libératrice qui, aujourd'hui encore, continue à souffler contre vents et marées.

La nuit suivant l'arrestation de Rosa, à Montgomery, plusieurs dizaines de militants afro-américains se réunissent à l'appel d'un jeune pasteur, Martin Luther King, dans l'église baptiste située sur Dexter Avenue, fondent l'Association pour l'amélioration de Montgomery (Montgomery Improvement Association) et exigent le droit pour les " Noirs " comme pour les " Blancs " de s'asseoir à n'importe quelle place libre dans les bus, la courtoisie des chauffeurs de bus à l'égard de tous et le recrutement de conducteurs afroaméricains. Une revendication certes modeste, mais révolutionnaire dans le Sud raciste.

Le 5 décembre, Rosa Parks passe en jugement. La veille, des dizaines de milliers de tracts avaient été distribués à Montgomery, demandant aux Afro-Américains de boycotter les bus. Pendant un an et seize jours, des dizaines de milliers de personnes, parmi lesquelles quelques concitoyens à la peau " blanche ", marchèrent sans jamais employer les transports publics. Des taxis " noirs " transportèrent leurs clients au tarif du bus. Des collectes organisées à travers tout le pays permirent l'achat de chaussures et la mise en place d'un réseau " parallèle " de minibus. Les actes racistes se multiplièrent, comme l'incendie de la maison de Martin Luther King, de violentes répressions...

Le 13 décembre 1956, la Cour suprême des États-Unis affirme enfin que la ségrégation dans les bus est anticonstitutionnelle. Le boycott prend fin le 21 décembre. Dans le tract appelant les marcheurs à reprendre les transports en commun, Martin Luther King souligne : " Souvenez-vous que ceci n'est pas une victoire pour les seuls Nègres, mais pour tout Montgomery et tout le Sud. Ne vous vantez pas, ne plastronnez pas. " (5)

Ce n'est qu'une décennie de luttes et de souffrances plus tard, après le point d'orgue qu'a constitué la " Marche sur Washington pour l'emploi et la liberté " ou " Marche pour les droits civiques " d'août 1963, que le racisme institutionnel fut enfin banni dans ses aspects les plus visibles par le Civil Rights Act (loi sur les droits civiques, 1964) et le Voting Rights Act (respect du droit de vote égal pour tous, 1965) (6).

La fin de la ségrégation " légale " a mis sous la lumière du jour le racisme structurel de la société états-unienne née, essentiellement, d'une communauté de colonisateurs " blancs " esclavagistes. Et ces fondements délétères n'ont toujours pas été neutralisés dans les têtes ni dans les rapports sociaux. Le racisme intériorisé est aujourd'hui encore l'effroyable réalité de la vie quotidienne où les Afro-Américains constituent le bout de la chaîne de l'oppression. Certes, le " N word " ­ le mot qui commence par " n " pour " Negro " ­ est publiquement interdit comme obscénité. Mais la ségrégation résidentielle est une pratique " normale ". Et plus d'un millier de personnes " de couleur " ou latino-américaines ont été victimes de meurtres commis en service par les polices municipales.

De retour de Washington, où elle avait effectué un séjour d'étude de deux semaines avec des camarades, une lycéenne de Saint-Denis racontait sur les ondes de France Culture, le 5 novembre 2015, que ce qui l'avait le plus surprise c'était qu'à la cantine du lycée qu'elle avait visité, " tout le monde se met en groupe. Par exemple, une table pour les Latinos, une table pour les Afro-Américains, une table pour les jeunes filles voilées ". Et pourtant, s'étonne-t-elle naïvement, " ils ne sont pas du tout racistes... Mais ils ne se mélangent pas, contrairement à chez nous ".

C'est précisément cet enfermement, au nom d'un " développement séparé " prétendument " égal ", sur le groupe défini par le vêtement, la religion, la couleur de la peau ­ et pourquoi pas un jour par celle des yeux ? ­ qui empêche résolument la rencontre de personne à personne. " Gamins, on allait au centre-ville de Strasbourg en bande, raconte le rappeur cinéaste Abd Al Malik, parce qu'on avait peur de ce monde des Blancs, des riches, qui lui aussi avait peur de nous... " (7) C'est là que le racisme destructeur plante ses racines en un terreau fertile.

(1) L'auteur de ces lignes connut une mésaventure semblable ­ la couleur pâle de ma peau m'a évité l'arrestation ­ pendant l'été 1956 à Houston (Texas) après être monté à l'arrière d'un bus trans-États parmi les voyageurs à la peau " noire " au lieu de déplacer le panneau " Whites only " d'une rangée. Outre l'amende de 10 dollars, ceci me valut un interrogatoire en suspicion de " communisme " par le FBI lors de mon départ pour la France deux mois plus tard.

(3) " Noire ", de Tania de Montaigne. Grasset, 2015.

(4) " Femmes, race et classe ", d'Angela Davis. Éditions des Femmes-Antoinette Fouque, 2013. Voir également, " Noire, la couleur de ma peau blanche ", de Toi Derricotte. Kiron-Éditions du Félin, 2000.

(6) Le Voting Rights Act visait à empêcher les pratiques discriminatoires, en particulier dans les États du Sud, qui imposaient aux Noirs, comme préalable au vote, une taxe d'un montant prohibitif ou des tests de lecture et d'instruction civique. (7) " Télérama ", 23 février 2015.



Source : www.humanite.fr


PARTAGEZ UN LIEN OU ECRIVEZ UN ARTICLE

Pas de commentaire

Pas de commentaire
 
yaya
Partagé par : yaya@Burkina Faso
VOIR SON BLOG 48 SUIVRE SES PUBLICATIONS LUI ECRIRE

SES STATS

48
Publications

15081
J'aime Facebook sur ses publications

203
Commentaires sur ses publications

Devenez publicateur

Dernières Actualités

Pas d'article dans la liste.