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Rotimi Fani-Kayode, le Mapplethorpe africain

  Culture & Loisirs, #

" A travers la mise en scène photographique, Rotimi Fani-Kayode a ouvert un nouveau champ critique autour de la représentation du corps noir et de l'exploration de la différence culturelle et sexuelle. Son travail est toujours aussi séduisant, transgressif et pertinent aujourd'hui qu'au moment de sa mort, en 1989 ", explique Renée Mussai, responsable des archives d'Autograph ABP, à Londres. Avec Mark Sealy, elle a sélectionné, pour l'exposition rétrospective à la galerie Light Work, à New-York, les travaux emblématiques du photographe d'origine nigériane, réalisés entre 1985 et 1989. De ses grands formats couleurs, dont la lumière et les tonalités flirtent parfois avec un ténébrisme à la Caravage, à ses saisissants noirs et blancs, souvent de format carré.

Rotimi Fani-Kayode est né à Lagos. A a suite du coup d'Etat de 1966, sa famille fuit à Brighton (son père est un politicien influent). Il a 11 ans. C'est le début d'un exil qui sera tour à tour culturel, puis sexuel et familial lorsqu'il révèle son homosexualité à ses proches. Après des études aux Etats-Unis - de l'économie, sous la pression familiale, puis des arts - il s'installe à Londres en 1983. Sa carrière dure 6 ans, stoppée par sa mort en 1989 des suites de sida. Il a 34 ans. Il laisse derrière lui une œuvre puissante et complexe, construite avec son compagnon Alex Hirst (photographe et réalisateur décédé en 1994), ainsi que l'Association des photographes noirs, Autograph ABP, qu'il a cofondée en 1988 et qui fait vivre aujourd'hui ses archives.

Mise en scène du corps noir dénudé

Il n'a connu qu'une seule exposition personnelle de son vivant et a longtemps été sous-estimé, notamment parce que l'on a beaucoup comparé son travail à celui de l'Américain Robert Mapplethorpe. Les deux photographes ont en commun de photographier et de mettre en scène le corps noir dénudé. Et même si les premières séries en noir et blanc de Rotimi Fani-Kayode, comme " Prohibited " (1980) qui mixe des parties du corps stylisées et des fleurs, rappellent effectivement certaines images de Mapplethorpe, " la comparaison est superficielle ", selon l'historien de l'art Kobena Mercer.

Alors que chez Mapplethorpe, le corps noir est fétichisé et réduit à un objet sexuel, celui-ci porte une charge spirituelle, voire mystique chez Fani-Koyade. Pour Alex Hirst, la démarche de Rotimi est une " exploration de la relation entre le fantasme érotique et les valeurs spirituelles ancestrales ". Fani-Koyade disait situer son œuvre au sein d'un " art yoruba moderne ", revendiquait ses racines africaines comme source d'inspiration et a beaucoup utilisé les masques classiques yorubas dans ses " tableaux ".

Rotimi Fani-Kayode, Nothing to Lose XII (Bodies of Experience), 1989. Crédits : courtesy Autograph ABP

" L'histoire de l'Afrique et de la race noire a continuellement été déformée. Même en Afrique, mon éducation fut dispensée en anglais dans des écoles chrétiennes, comme si la langue et la culture de mon propre peuple, les Yoruba, étaient impropres au bon développement des jeunes esprits. Grâce à l'exploration de l'histoire et de la civilisation yoruba, j'ai redécouvert et réactualisé des versants de mon expérience et de ma compréhension du monde. Je peux maintenant faire un parallèle entre mon propre travail et celui des artistes d'Oshogbo, au Yorubaland, qui ont résisté aux subversions culturelles du néocolonialisme et qui célèbrent la richesse du monde secret de nos ancêtres ", écrit-il dans Vestiges de l'Extase (1987).

 

Dans une de ses photographies les plus connues, " Bronze Head ", il " donne vie " à un bronze Ifé, la tête du masque pénétrant et fécondant l'artiste, tout comme Rotimi pénétrait les profondeurs de son inconscient. Et de l'inconscient collectif. Ses mises en scène (il s'agit le plus souvent de lui-même) sont une façon de transgresser les conventions et les tabous et de s'extraire du corps lui-même - à la fin des années 80, " être un photographe noir et gay en Angleterre c'est comme survivre en territoire ennemi ", disait-il.

Références sado-masochistes et symbolisme chrétien

Libérer le corps noir de tous les carcans, travailler sur les stéréotypes imposés, magnifier l'hybridation... une démarche qui semble naturelle pour cet artiste qui a grandi et s'est formé sur trois continents, à l'époque de l'émergence d'un monde post-colonial. On trouve dans ses images aussi bien des références sado-masochistes (" Epa Burial ", " Punishment ", " Bondage ", 1987) que du symbolisme chrétien.

Dans " Every moments counts " (1989), il incarne une figure christique à la fois souffrante et pleine d'espoir. " White Bouquet " (1987) revisite l'" Olympia " d'Edouard Manet en échangeant les rôles : le corps blanc ne met pas en valeur le corps noir, bien au contraire, il est quasiment transparent. Et c'est l'homme blanc, debout, qui offre des fleurs à l'homme noir allongé...

Rotimi Fani-Kayode, Every Moment Counts (Ecstatic Antibodies), 1989. Crédits : courtesy Autograph ABP

Ce renversement des positions raciales et genrées traditionnelles dans l'histoire de l'art occidental laisse transparaître un humour qui s'efface assez vite dans d'autres photographies, où le sexe et la mort sont volontairement connectées. Le titre des dernières séries, " Every moments counts " et " Nothing to lose " laissent aussi présager de la disparition de Fani-Kayode.

 

Kobena Mercer compare d'ailleurs le photographe à l'abiku, littéralement " né pour mourir ", l'enfant-esprit du superbe roman de l'écrivain nigérian Ben Okri, La route de la faim (1991). Et qui voit ce que les humains ne voient pas : le côté surnaturel et magique de la vie. " Fani-Kayode a été parmi nous pour un court moment. Bien que son travail ait été sous-estimé, parce qu'il était tout simplement en avance sur son temps, et que ses développements aient été interrompus par sa mort brutale, la générosité de sa vision a contribué à l'idée de transmutation de la différence culturelle, devenue l'un des impératifs de l'art à la fin du XXe siècle ", explique l'historien.

Reconnaissance tardive

Il a fallu attendre 25 ans après sa mort pour que on travail soit montré sur le continent, en Afrique du Sud. En 1987, il écrivait qu'il redoutait des " manifestations d'extrême hostilité " si son travail venait à être montré à Lagos. " Je serais certainement accusé d'être un pourvoyeur de valeurs occidentales corrompues et décadentes. "

Alors que le Nigeria a renforcé sa loi à l'encontre des homosexuels en janvier 2014, ses mots résonnent douloureusement. " Il m'arrive parfois de penser que si je montrais mon travail dans les régions rurales, où la vie est encore solidement rattachée à elle-même et à ses racines, l'accueil serait plus constructif. Peut-être reconnaîtraient-ils mes Dieux Vérolés, mes prêtres transsexuels, mes images d'hommes noirs désirables et en pleine extase sexuelle ou encore l'apaisement que procure la communion avec le monde spirituel. Peut-être seraient-ils bien moins effrayés par le contact avec le plus obscur des secrets obscurs d'Afrique, au travers duquel certains, parmi nous, cherchent à atteindre l'âme. "

Rotimi Fani-Kayode (1955-1989), Rétrospective du 8 août-22 octobre, Light work, Syracuse, New York



Source : www.lemonde.fr


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