Au temps que consacre l'héroïne d' Americanah* à sa coiffure, quand elle ne blogue pas sur le thème des " cheveux comme métaphore de la race ", la question vient naturellement : combien d'heures la sienne a-t-elle coûté à Chimamanda Ngozi Adichie ? " Deux ", répond l'écrivain nigériane dans un éclat de rire. Deux, seulement, pour ce chignon sur fines tresses, un shuku modernisé, apprend-on, qui lui donne l'air " respectable " et dont elle se libérera aussitôt rentrée chez elle à Lagos.

Mais que savent-ils de l'Afrique ?

Rentrer à Lagos après ses années d'apprentissage en Amérique, c'est justement ce que vient de décider Ifemelu, son personnage, quand on fait sa connaissance dans un de ces salons afros qui inspirent tant Chimamanda : " Je m'y sens un peu anthropologue, mais de l'intérieur. " Ainsi, Ifemelu retourne-t-elle au pays natal, au risque d'y devenir une Americanah. " C'est un mot nigérian pour moquer ceux qui, de retour au pays, s'estiment supérieurs aux autres ", explique l'auteur. Ifem est l'abréviation d'un de ces beaux prénoms oubliés du peuple ibo, dont Chimamanda est issue. Ifemelu ? Les Américains adorent ! Mais que savent-ils de l'Afrique ? Et elle-même, de l'Amérique ? Le roman conte le séisme aux mille répliques de l'immigration, culturel, affectif, social, idéologique.

" Noire non américaine "

La jeune Africaine, qui n'a jamais eu affaire à la question raciale, va apprendre là ce qu'être noire signifie. Ses observations de " Noire non américaine ", pleines d'humour, alimentent le blog qui va la rendre célèbre. Partir, découvrir, revenir : ce tempo bat la mesure d'un livre admirable, surtout par l'histoire d'amour qui le porte de bout en bout. Cet amour qui lie Obinze et Ifemelu depuis leurs études au Nigeria résistera-t-il à leurs expériences au loin ? Pendant qu'Ifemelu découvre l'Amérique, Obinze, qui pourtant en rêvait depuis l'enfance, " comme tous les jeunes Nigérians, pour lesquels les études en Angleterre sont un second choix ", débarque à Londres, d'où il sera brutalement expulsé. Le roman nous fait pénétrer ces milieux aisés et cultivés du Nigeria, dont les héros sont issus, et comprendre d'autant mieux, dans une narration incarnée, minutieuse, nuancée, comment leurs vies d'immigrés africains sont déclassées du jour au lendemain, deviennent invisibles, mais aussi riches de moments magiques. Toutes les facettes y miroitent. Comment les Américaines ne " s'habillent " plus, comment les livres vous sauvent, ce que veut dire " être déprimé ", trouver l'argent pour le loyer et s'enflammer dans un dîner pour Obama candidat. Par bien des aspects, Chimamanda est proche d'Ifem, mais recommande de ne pas les confondre.

" Nous devrions tous être féministes "

Née en 1977, elle a quitté le Nigeria à l'âge de 19 ans pour suivre des études en Amérique et partage aujourd'hui sa vie entre le Maryland, " parce que c'est calme pour écrire ", et Lagos. Après les succès mondiaux de ses précédents livres, L'Hibiscus pourpre, révélé par Anne Carrière en France, L'autre moitié du soleil, sur la guerre du Biafra, puis Americanah (traduit en 25 langues), elle vit de sa plume, entourée d'un " petit cercle d'amour ". On connaît depuis son magnifique recueil Autour de ton cou son combat féministe : " Nous devrions tous être féministes ", affirme-t-elle dans une conférence (Folio), qui a même inspiré une chanson à Beyoncé ! Dire aussi fort la psyché masculine que féminine, se faire riche américaine ou dévote nigériane, avoir la dent dure, un sens certain du comique et écrire sur l'amour à vous faire tomber amoureux, voilà quelques-unes des raisons de se précipiter sur ce grand livre où l'on croise ces belles personnes que sa langue, l'ibo, nomme si joliment obi ocha : les coeurs clairs.

* Americanah de Chimamanda Ngozi Adichie, traduit de l'anglais (Nigeria) par Anne Damour, éditions Gallimard, 523 pages (24,50 euros).