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"Touchi-toucha" ou la réponse des Molières à l'absence de diversité du théâtre français

  Culture & Loisirs, #

Disons les choses crûment. Cette année aux Molières, sur 86 nominés il y avait 85 Blancs. De quoi donner raison au Collectif Décoloniser les Arts qui, dans une tribune parue récemment sous la plume du metteur en scène et directeur de Centre Dramatique National David Bobée, et du comédien Yann Gaël, dénonçait "le racisme d'omission" des Molières, et plus largement du théâtre français ? C'est à dire la non représentation des minorités ethno-raciales du pays.

 

Comme je ne connais pas de l'intérieur le monde du théâtre (moi, mon truc, c'est plutôt la télé et le cinéma), je me suis dit que pour me faire ma propre idée, cette année je m'intéresserais à la Nuit des Molières. Quelle meilleure vitrine en effet que cette cérémonie réputée soporifique, où 2200 professionnels récompensent leurs collègues les plus remarquables ?

En allumant mon poste, j'ai très vite été rassurée. Au point que je me suis demandée pourquoi les membres du Collectif Décoloniser les Arts (encore eux) brandissaient, par une fraîche soirée de printemps pas du tout printanier, des pancartes aux titres évocateurs ("2016, saison blanche aux Molières" ; "Le Théâtre français est-il raciste ?") devant les portes des Folies Bergères quand ils auraient pu, comme moi, rester au chaud chez eux.

Car Touchi-Toucha est apparu sur son segway et mon monde s'est éclairé.

Touchi-Toucha est immense. D'une carrure impressionnante. Mais il a sur le visage un air enfantin. Touchi-Toucha porte un costume noir de vigile. Il se déplace sur un segway. On ne connaît pas le son de sa voix, Touchi-Toucha ne parle pas. Jamais. A la demande du maître de cérémonie, Alex Lutz, voire à ses dépens, Touchi-Toucha touchote les lauréats qui se perdent dans des discours trop longs. Touchi-Toucha, c'est le videur des Molières. Il fait rigoler tout le monde, sauf Catherine Frot qui feint d'en avoir peur. Touchi-Toucha, faut-il le préciser, est Noir. Et ceux qui rient sont Blancs.
Touchi-Toucha n'est sans doute pas très intelligent car même lorsque Charles Berling, le seul à aborder le sujet, déclare que "le théâtre devrait s'ouvrir aux Noirs, aux Arabes, aux Jaunes (sic !) et aux femmes", Touchi-Toucha qui pourtant pourrait se sentir concerné le touchote afin qu'il se taise.

Le lendemain dans la presse, tout le monde, à l'exception de Télérama, salue "l'idée géniale d'Alex Lutz". Julien Courbet a tellement aimé Touchi-Toucha qu'il fait apparaître sur le plateau de Touche pas à mon poste "Vas-y-Vas-à", un gringalet monté sur trottinette qui touchote Isabelle Morini-Bosc. Le Touchi-Toucha du pauvre, dixit Courbet lui-même. En revanche il n'y a pas eu de rabais sur la couleur : Vas-y-Vas-à, comme Touchi-Toucha, est Noir.

D'un coup, j'ai mieux compris les pancartes devant les Folies Bergères.

Comment peut-on répondre au manque d'inclusion ainsi dénoncé en créant un personnage qui rassemble à lui seul tous les stéréotypes raciaux attachés aux hommes noirs depuis l'aube de la colonisation ? Le corps au détriment de l'intellect, la force, la violence qu'il faut contenir (ici Alex Lutz s'en charge à travers les indications très précises données au début à Touchi-Toucha, dans une posture de dompteur face à sa créature), la réactivation du "ce sont de grands enfants", la position subalterne, le statut à mi-chemin entre sujet et objet... Sans oublier l'animalité quand Touchi-Toucha finit par emporter dans ses bras de géant le trop bavard Alex Lutz. Le site d'information suisse Le Temps ne s'y est d'ailleurs pas trompé : "Alex Lutz a reçu le Molière de l'humour. Son speech a été sanctionné par le fameux Touchi-Toucha qui, tel King Kong, a pris le frêle lauréat dans ses bras pour le remettre à son pupitre de Monsieur Loyal." King Kong, le mot est lâché... On parle d'un personnage noir, on en vient à évoquer un singe. Et le journaliste suisse de conclure : "Loufoque et émouvante, la France qu'on aime."

Sérieusement ?

Alex Lutz n'est très certainement pas raciste. Jean-Marc Dumontet, puissant producteur et président des Molières, non plus. Pourtant, l'un a eu cette brillante idée, l'autre la validée. Sans même la mauvaise excuse d'un humour au 28è degré. Et parmi les lauréats ou les remettants, il ne s'est trouvé personne sur scène ou après pour critiquer le mauvais goût de cette mascarade.
Parce que les Touchi-Toucha et consorts sont constitutifs de l'imaginaire français ?

En 1915, la marque de chocolat en poudre Banania fait apparaître sur ses boîtes celui qui deviendra son emblème : Bamboula, le tirailleur sénégalais à la chéchia rouge et aux grandes dents blanches. Ceci afin de personnifier le cacao et la banane venus des colonies françaises. Aussi parce qu'à la fin de la Première Guerre Mondiale, les soldats africains de l'empire sont devenus des figures familières et positives des Français. Par leur engagement physique, ils ont contribué à sauver le pays. Mais ils gardent en eux quelque chose de cette "sauvage" Afrique qui pourrait effrayer. Je me souviens d'un ancien combattant qui me racontait ses frayeurs quand, enfant, à l'épicerie du coin, il croisait ces " grands diables noirs avec leurs griffes sur le visage ". Il voulait parler des scarifications.

Il fallait donc apprivoiser l'image du tirailleur sénégalais. Sur les produits Banania de l'époque, Bamboula est montré comme un grand frère costaud et protecteur, l'ami des enfants dont il partage le chocolat chaud, et qui rit avec eux, au même niveau qu'eux, de ses grandes dents blanches qui, il y a peu encore, étaient associées dans les représentations des Africains au cannibalisme. Et tant pis si Bamboula ne parle pas bien Français et dira, jusqu'en 1977, "Y'a bon Banania". On ne lui demande pas d'être intelligent ou cultivé, mais d'amuser les enfants et leurs parents.

C'est ce Noir docile et bon enfant, à la force apprivoisée, que j'ai vu sur la scène des Molières. A la différence que nous ne sommes plus en 1915 mais en 2016, et que la France a cessé officiellement d'être un empire colonial depuis plus de cinquante ans.

Mais l'inconscient ignore le temps. L'imaginaire aussi.
Si ce sont là les représentations inconscientes des Noirs qu'ont les gens qui ont organisé les Molières, si ce type de représentations irriguent la profession, si les Asiatiques, les Arabes en font eux aussi les frais, on comprend plus facilement qu'il n'y ait guère de directeurs de théâtre nationaux "issus de la diversité", si peu de metteurs et de metteuses en scène non blanc(he)s, et des cohortes de comédiens pauvrement distribués.
D'ailleurs, Touchi-Toucha n'était pas interprété par un acteur mais, à ce qu'il paraît, par un véritable videur.

Et pourtant... "Plus que jamais, nous avons envie de jouir de ces libertés et de vivre ensemble. Plus que jamais, continuons de trouver les moyens de bien vivre ensemble, afin de faire rayonner l'indispensable FRATERNITÉ dont nous avons besoin."
Ces mots ne sont pas de moi, mais de Jean-Marc Dumontet, le président du conseil d'administration des Molières.


Source : Le Huffington Post


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