Société, # |
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Enseignante en histoire contemporaine en première année de licence à Paris 8, je suis allée voir avec un groupe d'étudiants le spectacle "Exhibit B", qui avait fait l'objet d'une controverse en décembre dernier. Comment représenter le passé colonial, comment figurer l'histoire des populations noires? En classe, le spectacle a suscité des réactions diverses. Voici l'une d'entre elles, écrite par Maéva Poublan-Vassalo, 18 ans, étudiante en histoire et en danse. Irène Favier LE SCANDALE AUTOUR D'EXHIBIT B : UN REVELATEUR SOCIAL Une tribune de Maéva Poublan-Vassallo sur la performance Exhibit B EXHIBIT B est une pièce de théâtre vivant qui traite de la colonisation. L'œuvre a été réalisée par Brett Bailey, un artiste sud-africain blanc. Elle est jouée par des artistes de la compagnie Third World Bunfight, ils sont tous noirs et intergénérationnels. Cette performance est un déambulatoire qui est composé de douze tableaux-vivants différents. Ceux-là recréent les situations de vie et de mort des esclaves. Ce choix artistique a provoqué une forte incompréhension chez une partie de la population noire et des militants antiracistes. (Pour les uns, la pièce est frappante et magique par toutes les émotions qu'elle transmet ; pour d'autres, elle est trop dure et éprouvante.) Lors de l'installation de l'œuvre en Angleterre, les revendications étaient si nombreuses que la pièce fut jugée raciste puis interdite. Lors de l'installation d' Exhibit B au Théâtre Gérard-Philippe à Saint-Denis et au Cent-Quatre à Paris, les revendications se sont éveillées. Plusieurs manifestants ont demandé l'interdiction de la pièce et cela n'a pas été accepté par les directeurs de théâtre. Cette polémique s'est étendue sur les médias, des reportages ont été diffusés sur les journaux télévisés, des débats se sont partagés sur les réseaux sociaux par plusieurs particuliers et artistes reconnus et de nombreuses critiques ont été éditées. Le grief principal des anti Exhibit B est que la pièce reproduise les "zoo-humains" de l'Exposition Universelle de la fin du XIXème siècle. A l'époque, des études racistes étaient entreprises pour montrer la différence scientifique entre les personnes de couleur noire et celles de couleur blanche. Le principe était donc que les Blancs se baladent parmi des Noirs immobiles. Le premier argument des anti- Exhibit B est qu'à nouveau des personnes majoritairement blanches vont voir des personnes noires exposées. Leur message est que l'art ne justifie pas qu'on reproduise une telle tragédie historique. Or la polémique crée un clivage entre les défenseurs de la liberté artistique et certaines organisations antiracistes. Elle soulève une incompréhension régulière entre les artistes et la population : c'est de cet écart que je souhaite parler. La pièce est composée de trois séquences. D'abord, nous entrons dans une salle d'attente qui nous met en situation et nous conditionne à recevoir des émotions bouleversantes. Nous nous asseyons sur des chaises numérotées. Une femme vient demander le silence, l'atmosphère s'alourdit, l'appréhension et l'impatience se mélangent. Nous comprenons que la pièce n'est pas divertissante. Une autre femme appelle chacun de nous par notre numéro de chaise et cela donne l'impression d'être déshumanisé. Dès mon entrée, j'ai su que j'allais vivre quelque chose de fort. Cette mise en situation est le premier choc émotionnel, tout comme le fait qu'une œuvre traite de l'esclavage. Le sujet de la colonisation est sensible, et presque tabou. Une partie de la population n'a pas réagi rationnellement mais émotionnellement. Elle a certes été étonnée, mais plus encore elle a appréhendé la façon dont un artiste allait pouvoir traiter un sujet si peu connu. Les appréhensions étaient telles qu'un argument sur la couleur de peau de Brett Bailey a été mobilisé pour disqualifier ses intentions. Or la stigmatisation est contraire à la lutte menée par les anti racistes. Après une attente plus ou moins longue, nous entrons dans une pièce sombre, large et très haute. La lumière est uniquement apportée par les tableaux-vivants. Le parcours se fait idéalement seul, afin que chacun puisse suivre son rythme. Néanmoins nous ne pouvons pas revenir en arrière, d'abord parce que nous devons passer devant tous les tableaux-vivants et ensuite parce que contrairement aux "zoo-humains" le visiteur n'est pas en promenade. Paradoxalement, la salle est froide mais l'atmosphère est intimiste : nous nous retrouvons face à face avec les artistes. Ce qui nous émeut immédiatement est le regard du premier artiste braqué sur nos yeux. Pour la plupart des visiteurs, ce regard est impossible à maintenir. Pour ma part je souhaitais aller jusqu'au bout de mon engagement envers l'œuvre alors j'ai joué le jeu, et j'ai maintenu mon regard. Le fait que les artistes nous regardent dans les yeux et avec chacun d'eux une façon différente de le faire nous enlève notre position de visiteur. Nous faisons partie de l'œuvre, complices de l'histoire des esclaves et directement visés. Le visiteur ne vient plus voir une pièce, il est en train de la vivre. Le choix du maintien du regard a-t-il pour but de culpabiliser le visiteur par rapport à ce qu'ont vécu les esclaves ou crée-t-il un effet miroir dans lequel le visiteur s'imagine à la place de l'esclave illustré ? Est-ce aussi un appel à " ouvrir les yeux " sur une forme de colonisation toujours présente dans le monde ou encore sur le silence de la mémoire de la colonisation et de l'esclavage dans l'éducation nationale et les mœurs ? Les tableaux-vivants sont réalisés de façon réaliste afin d'illustrer. Sans avoir l'impression que les tableaux sont des reconstitutions, la mise en scène est réalisée de façon à ce que le spectateur s'imagine ce qu'il s'est passé. Par ces tableaux-vivants nous avons l'impression d'assister aux scènes. Par le regard des performeurs et la mise en scène nous nous mettons à la place de l'esclave et nous ne pouvons que nous sentir coupables. C'est en cela que la pièce est bouleversante. En revanche, les sentiments ressentis ne sont en aucun cas la pitié ou la victimisation. Les protestataires trouvent que la pièce ne montre pas les révoltes des esclaves. Ils ont le sentiment que les Noirs sont conditionnés à être des victimes. Or les artistes ne se tiennent ni abattus ni défaitistes. Ils ne parlent pas, certes, mais ils ne se taisent pas non plus. Leurs regards disent quelque chose, chacun portant un message différent, le regard n'est jamais passif. Même chez l'interprète qui a l'air la plus triste, parce qu'elle illustre une femme noire qui a interdiction de voir sa fille métisse, le regard garde toute sa force. La présence des artistes, qui m'a principalement touché, dénote la force, le combat, la détermination, l'orgueil fier, l'affirmation et la légitimité à être présent. En cela, l'argument que les Noirs seraient montrés comme victimes est faux selon moi. J'ai trouvé cette pièce belle - visuellement et émotionnellement. Outre qu'elle rend hommage à ces esclaves en en restituant l'honneur malgré l'épreuve, Brett Bailey transmet aussi une part d'information. Les éléments biographiques relatifs à chacun d'entre eux sont inscrits devant chaque tableau : Brett Bailey devait se douter que le visiteur se plongerait dans leur lecture avant d'accepter de pouvoir regarder les tableaux. Pour moi, cela signifie précisément que l'histoire de ces personnes compte ; c'est d'ailleurs le but de Berthe Tanwo Njole, directrice de la compagnie, qui m'a confié : "En participant à ce projet j'ai d'abord voulu EDUQUER! Une grande partie de l'Histoire coloniale est absente de nos manuels scolaires! Cette histoire est occultée donc dès le moment où elle est mise à jour, de façon crue, elle peut en effet, choquer, déranger ou rouvrir des blessures pas tout à fait cicatrisées. Mais il faut en parler, exorciser, en être conscient!" Les opposants demandent que l'éducation scolaire prennent en compte l'esclavage et la colonisation. Or tant les opposants que les artistes de la pièce Exhibit B partagent cette volonté de faire connaître une telle histoire. Pourquoi donc y-a-t-il ce clivage entre eux ? Je crois qu'une majorité des opposants considère davantage la culture comme un divertissement plutôt que comme un moyen. Je pense que les notions d'art conceptuel et engagé leur parlent peu. De plus, l'argument relatif à une différence de couleur de peau entre les visiteurs et les artistes ne me paraît pas juste. La revendication réelle repose à mon avis sur le fait que ce sont principalement les élites bourgeoises qui vont voir la pièce. Exhibit B traite de l'esclavage, et les descendants de ces hommes sont majoritairement ceux qui n'accèdent pas à la culture. Les principaux intéressés ne peuvent donc pas aller voir la pièce qui parle de leur histoire et de leurs ancêtres, et en cela leur colère est légitime. Néanmoins comme le dit Marc Maire dans son article Exhibit B censurée à Paris au nom d'un anti-racisme dénié à son auteur "le tarif d'entrée ne permet pas l'accès à tous mais ceci relève d'un élitisme de la culture dont l'œuvre de Brett Bailey n'a pas à faire les frais". Les tableaux choquent et révoltent les plus sensibles. (Pour les uns, la pièce est frappante et magique par toutes les émotions qu'elle transmet ; pour d'autres, elle est trop dure et éprouvante.) Selon moi, à cause d'un silence sur la colonisation et du racisme toujours présent en France, certains sont contraints au déni et préfèrent oublier. Ils considèrent aussi que les artistes devront s'abstenir de s'emparer de ces sujets tant que l'institution scolaire ne remplira pas sa fonction éducative correctement. Pourtant c'est bien par cette autre forme d'expression que certaines questions peuvent être posées et que les mentalités peuvent avancer. L'art participe à l'ouverture des pensées et rappelle l'importance des ressentis humains. C'est aussi par la culture que l'on médite sur l'histoire, la société, les tabous, les émotions... la vie. Or lorsque notre culture se limite au divertissement, la compréhension de l'art conceptuel et engagé est compromise. En ce sens, je trouve légitime de se révolter contre une expression artistique jugée trop libre. Quand on pratique exclusivement la culture comme un divertissement, alors on pense qu'une pièce qui traite de l'esclavage relève aussi du divertissement. La révolte contre Exhibit B montre l'écart d'opinion sur la fonction de la culture, et la révolte naît de la séparation entre l'art et le peuple. En fait, les protestations d' Exhibit B me paraissent le reflet d'un ras-le-bol des classes minoritaires vis-à-vis de l'exclusion supplémentaire dont elles sont victimes. En continuant le parcours, nous arrivons à la dernière scène. Nous étions jusqu'ici bercés par un chœur de voix qui se rapprochait lentement de nous. Cette dernière scène est composée par des artistes-chanteurs. Elle illustre quatre têtes d'esclaves déposées. Nos émotions explosent à l'écoute et à la vue de ce chant religieux, entonné à quelques pas de nous. Des chaises sont disposées pour les spectateurs qui souhaitent s'asseoir. Nous nous retrouvons ensuite dans un sas de décompression - rendu nécessaire en raison du choc émotionnel suscité par la pièce. Les artistes témoignent par écrit de ce qui explique leur investissement dans le projet. Chaque témoignage s'accompagne d'une photo, ce qui participe à la dissociation entre leur rôle d'esclave et leur personne. C'est une façon d'exprimer le fait qu'ils ne sont pas contraints de jouer dans cette pièce et qu'ils luttent contre le racisme. Cette dernière séquence offre un temps et un espace de réconciliation, entre le visiteur et les performeurs. Nous pouvons ensuite nous exprimer sur ce que nous venons de vivre. La plupart des visiteurs laissent un mot parce qu'ils ont besoin d'évacuer les émotions qu'ils ont accumulées. D'autres préfèrent lire les témoignages des visiteurs précédents qui sont librement laissés sur une table. Nous témoignons de nos ressentis, émotions, questionnements, remarques, conseils, indignations, demandes, etc. Certains opposants ont émis des réserves quant au réel souci d'éduquer de la part des artistes, arguant du fait qu'ils se montrent peu dans les médias. Or selon moi, il est clair que les organisateurs cherchent la communication et, plus encore, le partage. Marc Maire témoigne en ce sens : "Contrairement à l'accusation d'absence de volonté de débat par Bailey, celui-ci a rencontré le public en juillet 2013 entouré de quelques uns des performeurs dans un espace du Festival d'Avignon. Pas un des performeurs n'est pas sorti grandi et fier de cette expérience, qui consistait pour eux un véritable engagement politique au sens premier du terme." Une rencontre publique a même été organisée au Théâtre Gérard Philippe, mais le dialogue était clos du coté des anti- Exhibit B. Au fond, je crois que les protestataires et les artistes de la pièce ont les mêmes revendications. Ils souhaitent que le racisme cesse, que la mémoire des esclaves soit honorée, que leur histoire soit éduquée et que cela ne se produise plus d'aucune façon. Il est donc évident que c'est une erreur d'interprétation qui a provoqué la révolte. La pièce doit être vue par le plus grand nombre parce qu'elle suscite l'intérêt pour l'histoire coloniale et qu'elle favorise la lutte contre le racisme. L'incompréhension partagée entre les pro- et les anti- Exhibit B crée un clivage. Celui-ci est bien trop dangereux pour être laissé en flottement. Dans le cas présent, il risque de susciter une division, voire une opposition, entre certains antiracistes et les défenseurs de la liberté artistique. Si vous êtes d'accord avec José-Manuel Gonçalvès qui explique que "le rôle de la culture est de susciter le débat dans le respect de chacun et des valeurs démocratiques", alors vous partagerez mon avis qui est que le rôle de l'art est aussi de répondre des conséquences qu'il provoque. C'est pourquoi les artistes d' Exhibit B doivent rencontrer les protestataires, à Saint-Denis et à Paris, pour expliquer leur démarche et leur intention. Si les spectateurs doivent comprendre l'art, alors les artistes doivent au moins essayer de comprendre le peuple. Et si l'art a pour but de transgresser certaines limites de l'éthique dans un but évolutif, il a aussi pour but de ne pas laisser une idée fausse envenimer dangereusement les débats. Surtout lorsque la pièce traite d'un sujet qui touche aux domaines social et politique. De plus, les luttes sociales ont besoin de la culture autant que la culture a besoin de faits sociaux. Il est nécessaire que l'un comprenne l'autre. L'art est un moyen d'expression à part entière, et semblable à nul autre. La parole profère des mots pour transmettre un message ; l'art mobilise les émotions pour faire naître un message. La réflexion qu'a suscitée chez moi le débat autour d' Exhibit B rejoint celle née après l'attentat qui a visé Charlie Hebdo. Je suis opposée à ce qu'on fixe des limites à l'expression ; je crois aussi que le besoin de compréhension entre les artistes, performeurs ou caricaturistes, est une nécessité. Depuis le 7 janvier, j'entends des gens, issus de toutes sensibilités et de toutes confessions, dire que les dessinateurs avaient provoqué les musulmans : c'est une logique analogue qui conduit certains à excuser les violeurs sous prétexte que la victime portait une jupe trop courte. Ces pensées-là existent toujours ! Elles ne sauraient justifier d'entorses faite à la liberté de se vêtir, de dessiner ou de créer. Dans le cas d' Exhibit B, je crois donc que les protestataires se trompent de message. Plutôt que d'interdire le spectacle, mieux vaudrait revendiquer l'application effective du droit des classes exclues à accéder pleinement à la culture. Ce souhait devrait réunir les artistes et les revendicateurs en un combat uni vers l'ouverture et la compréhension. De ce fait les gens ne se sentiront plus blessés quand l'art a recours à l'humour ou à la dureté pour faire passer un message. Seulement, l'ouverture de la culture à tous ne suffit pas, celle-ci doit se compléter par un renforcement éducatif. A la maison, dehors et à l'école, les enfants apprennent ce que les adultes transmettent par leur mot comme par leur attitude. Il n'y a pas d'autre alternative que d'expliquer, encourager à comprendre, aider à ouvrir l'esprit et sensibiliser les enfants pour qu'ils apprécient l'art. Ainsi leur goût, leur jugement, leur critique et leur sensibilité leur seront propres. Ce débat confirme combien l'acte culturel est une résonnance de la société et de la politique actuelle ou ancienne, ce qui dans certaines conditions historiques lui donne une dimension parfois plus importante que l'ambition initiale. L'occident moderne, après un bon siècle de colonialisme, (re)découvre les scories durables d'une inégalité du développement et du respect humain. N'est-ce pas à un renversement du regard, des représentations et du rapport social que pourra militer -seul- celui ou celle qui veut tourner cette triste page du racisme d'Etat.
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