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Vie de Noir(e)

  Culture & Loisirs, #

DISCRIMINATION - Il est souvent difficile, pour des personnes qui n'en font pas l'expérience, de percevoir à quel point les discriminations raciales sont... discriminantes, et peuvent vous affecter dans votre identité même. Pour cela il m'a semblé que le détour par quelques anecdotes ne serait pas inutile.

 

Scénariste, je travaillais il y a quelques années de ça pour la première chaîne de France. Nous étions organisés en pool d'auteurs comme cela se fait sur certaines séries télé, et tous les jours une voiture nous déposait sur notre lieu d'écriture situé hors de Paris. Un jour où nous passions devant la Bibliothèque Nationale, un des scénaristes lut à haute voix le panneau qui annonçait une exposition: "L'Enfer de la bibliothèque, Eros au secret". N'ayant entendu que le début, je lui demandai de répéter: "Ça s'appelle comment, tu as dit, L'Enfer?" Une autre scénariste, appelons-la Chloé, me répondit en m'expliquant obligeamment, et en choisissant exprès des mots simples pour que je comprenne, que c'est ainsi que l'on désignait dans les bibliothèques les endroits où l'on cachait les livres érotiques à la vue du grand public. Je le rappelle, nous étions entre scénaristes, donc supposés avoir une certaine familiarité avec le monde de l'écrit, et partant, des livres. Je choisis de ne rien dire.

Quelques jours plus tard, nous "brainstormions" sur la création d'un nouveau personnage. Un consensus se fit sur son prénom: Adrien. Exprès, je lançai : Adrien avec un A ou avec un H, en référence au roman de Marguerite Yourcenar. Aussitôt, je vis ma petite Chloé sursauter, ses boucles blondes voleter. Elle me scruta d'un œil nouveau. J'avais lu Yourcenar? Je la sentis mal à l'aise. Tout d'un coup, je ne correspondais plus à l'image qu'elle se faisait de moi en tant que Noire.

L'anecdote peut paraître minime. Je la trouve révélatrice. Qu'avait vu Chloé en moi lors de nos premiers déplacements ensemble? Une jeune Noire qu'on avait intégrée à l'équipe pour y ajouter un peu de diversité? Une "Black" des banlieues, forcément pas très cultivée, mais qui avait tout de même réussi son parcours d'intégration?

D'où Chloé jugeait-elle que j'en savais nécessairement moins qu'elle et elle plus que moi?

Elle n'était pourtant pas raciste, votait, je l'ai appris ensuite, à gauche. Comme beaucoup de bobos, elle habitait le XVIIIe, Montmartre, pas la Goutte d'or. Elle n'avait pas d'amis Noirs, mais il n'y a, après tout, que les patrons du FN ou de la droite dure qui se sentent l'obligation d'en avoir un. Je n'en voulais absolument pas à Chloé. Elle était comme sont des millions de Français bien pensants, et comme eux, face à une personne noire qu'elle ne connaissait pas, elle ne pouvait s'empêcher de l'enfermer dans des stéréotypes.

J'ajouterai par souci d'honnêteté, et sans volonté d'en tirer la moindre fierté, que si j'ai pu devenir scénariste, un métier, c'est vrai, qui compte peu d'élus et brille par son absence de diversité ethnique, je ne le dois en rien à la méritocratie républicaine mais bien (outre je l'espère mon talent) aux stratégies élitistes de mes parents bourgeois: choix des meilleures écoles, cours particuliers, séjours linguistiques à l'étranger, maisons où l'on consacrait une pièce entière aux livres... Je m'abstins de le dire à Chloé. Je sentais bien que je l'aurais trop fortement déçue. Tous ses stéréotypes sur les Noirs se seraient écroulés et par là, peut-être, une partie de la confiance en elle qu'ils lui procuraient, cette fameuse "sécurité culturelle" qui s'effondre, paraît-il, aujourd'hui chez de nombreux Français Blancs.

C'est cela l'expérience de la discrimination et du racisme larvé en France, une assignation permanente à des stéréotypes qui ne sont pas vous. Et qui peuvent avoir, lorsqu'ils s'appliquent à des moments aussi importants de la vie que la recherche d'un emploi ou celle d'un logement, ou encore un contrôle de police, des conséquences extrêmement dommageables. Sans compter bien sûr, le malaise ou l'humiliation que cela génère. Humiliations dont on se passerait d'autant plus volontiers que, pas plus que sa famille, on ne choisit la couleur de peau avec laquelle on naît.

Mon cousin germain est directeur financier dans un grand groupe français qui compte plus de 100.000 salariés dans le monde. À son niveau de management, sur 250 cadres dirigeants, il n'y a qu'un autre Français noir. Comme le lui a dit un collègue: "Quand tu ne viens pas aux réunions, ça se remarque!"
Pourquoi? Parce qu'il fait tache quand il est là?

Comme tous les cadres sup de ce pays, mon cousin porte, quand il va travailler, un costume et une cravate. Un jour qu'il se rendait particulièrement tôt à son bureau, il attendit au pied de l'immeuble que les portes s'ouvrent. Deux secrétaires, également en avance arrivèrent, et lui demandèrent d'un ton un peu vif ce qu'il attendait pour ouvrir. Un Noir en costume, c'est bien connu, est un vigile.

Déjà, dans les années 40, quand mon grand-père était magistrat, on le prenait pour le planton de service. S'il avait le malheur de fumer une cigarette devant les portes du tribunal on lui demandait, en lui parlant petit-nègre, de le conduire auprès du Procureur. Il se trouve que le Procureur c'était lui.

Les stéréotypes ont la vie dure. Ils persistent d'autant plus dans notre culture et nos inconscients qu'on ne fait rien pour les déconstruire. Je me dis souvent que dès l'école primaire, aussi bien chez les enseignants que les élèves, il faudrait un enseignement aux stéréotypes, qu'ils soient raciaux, religieux ou de genre. Mais on a vu avec les ABCD de l'Égalité les tollés réactionnaires que cela provoque, et le courage de l'État à maintenir de telles initiatives.

Pourtant cela paraît indispensable, à l'école, en entreprise, dans les institutions publiques -notamment si l'on veut combattre les discriminations raciales.

Pourquoi, alors qu'un certain nombre d'efforts sont déployés pour surmonter les déterminismes sociaux, reste-t-on aveugle à des déterminismes tout aussi puissants liés à l'origine ou la couleur de la peau?

Mais au-delà de la question des stéréotypes, si dans l'imaginaire commun un Noir en costume est un vigile, c'est aussi peut-être très simplement parce qu'il y a en France nettement plus de vigiles noirs que de cadres d'ascendance africaine ou antillaise.

Que faisons-nous, que font les gouvernements successifs pour changer cette réalité?

Il ne suffit pas de mettre à la télé un acteur noir pour jouer le commissaire ou le banquier, comme cela se pratique dans la fiction française depuis que le CSA a fait quelques recommandations énergiques. Encore faut-il que l'État mette en place de véritables politiques de lutte contre les discriminations et en faveur de l'inclusion réelle, dans le monde professionnel et politique, de toutes les minorités.

Mais il paraît que de tels discours font monter le vote FN. On ose imaginer ce qui se produirait si un jour de telles politiques existaient vraiment: tous les Blancs de France descendraient-ils dans la rue?

En attendant, continuons de ne rien faire. Les cadres d'entreprise noirs continueront ainsi d'être des vigiles, les scénaristes noires des incultes, les Maghrébins des terroristes et les Asiatiques, au choix, des cracks de l'informatique, des vendeurs de nems ou des ersatz de tortues Ninja. Pour le plus grand bonheur de ceux qui cultivent les logiques d'exclusion.

 

Le documentaire "Trop Noire pour être Française?" réalisé par Isabelle Boni-Claverie sur la place que la France accorde à ses citoyens Noirs, est diffusé sur ARTE ce vendredi 3 juillet à 23 heures.

La scénariste et réalisatrice a également lancé une pétition sur Change.org à retrouver ici.

Source : www.huffingtonpost.fr


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sey
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