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Littérature - Céytu : quand le wolof tutoie les grandes oeuvres francophones

  Culture & Loisirs, #

 

Céytu est le nom du village du Baol où est né et inhumé l'historien et homme politique sénégalais Cheikh Anta Diop, figure incontournable de l'histoire de l'Afrique. Les premiers ouvrages de cette nouvelle collection littéraire seront disponibles en librairie à partir du 17 mars. Sur les rayons : Une si longue lettre de Mariama Bâ ( Bataaxal bu gudde nii traduit par Mame Younousse Dieng et Arame Fall), L'Africain de JMG Le Clézio ( Baay sama, doomu Afrig) traduit par Daouda Ndiaye, et Une saison au Congo d'Aimé Césaire ( Nawetu deret) traduit par Boubacar Boris Diop. Directeur de la collection, Boubacar Boris Diop la présentera au Sénégal dans les universités Cheikh Anta Diop de Dakar et Gaston Berger de Saint-Louis. Au Canada et aux États-Unis, Céytu sera portée par Mémoire d'encrier à travers des événements en partenariat avec des associations telles que le Rassemblement général des Sénégalais du Canada (RGSC) et l'Association des Sénégalais d'Amérique (ASA). En avril prochain se déroulera "Le mois du Sénégal au Canada", soit à la même période que le Salon du livre de Québec. Pour la France, le 17 mars, date de lancement de " Céytu ", coïncide avec l'ouverture du Salon du livre de Paris. Ces premiers titres présagent d'une longue série de publications à venir, dont certains, pourquoi pas, pourraient même être des inédits écrits en wolof. Comment ce projet a-t-il pu être monté ? Dédiée aux littératures du monde entier, Zulma, maison installée à Paris, s'est alliée à Mémoire d'encrier, basée à Montréal. Leurs deux directeurs, la Française Laure Leroy pour Zulma, et l'écrivain haïtien Rodney Saint-Éloi pour Mémoire d'encrier, ont accepté, avec Boubacar Boris Diop, de confier au Point Afrique tous les ressorts de ce projet sans précédent.

Le Point Afrique : Comment est née l'idée d'une collection littéraire telle que Céytu et qu'est-ce qui vous a poussés à collaborer ?

Boubacar Boris Diop : L'idée est née au cours d'une conversation matinale dans un café de Paris entre Laure et moi. On a décidé de forcer le destin, de relever un défi. Cela ne semblait pas possible, mais on a quand même choisi de le faire. Le premier réflexe des gens quand ils prennent connaissance de l'existence de cette collection littéraire est de se demander pourquoi proposer des ouvrages en wolof. Aussi, ils sont loin de penser que toutes les langues se valent. Mais, au final, le pourquoi devient très vite un pourquoi pas. Et cela est une très grande victoire. Cette collection crée une sorte de frisson. C'est un ovni dont on ignore la provenance. Paris est d'ailleurs l'endroit le plus improbable pour ce genre d'aventure.

Laure Leroy : C'est en effet une folle aventure. Boris Diop a toujours été absorbé par l'idée d'enseigner, de diffuser et de faire rayonner la langue wolof. C'est une entreprise qui lui tient à cœur et qui, selon moi, est pleine de mérite. Cette conversation matinale nous a permis de donner corps à une rêverie. Nous en avons parlé à Rodney, car nous avons réalisé, au fil des discussions, qu'une grande partie du public en Amérique du Nord a une large connaissance du Sénégal. Plus d'une douzaine de langues africaines sont pratiquées aux États-Unis. Il était essentiel pour nous d'avoir un partenaire dans cette région du monde. Sans compter que Rodney nourrit une passion pour le Sénégal.

Rodney Saint-Éloi : Pour ma part, c'était une évidence d'être solidaire de ce projet. Chez Mémoire d'encrier, nous publions déjà en créole, dans les langues amérindiennes, et l'addition des langues africaines nous interpelle forcément. La littérature doit nous aider à éviter la condescendance par rapport au continent africain ou à Haïti. Je parle de la division idéologique du monde entre les langues. Pour une fois, la parole n'est pas communiquée du Nord vers le Sud, mais du Sud vers le Nord. C'est une façon de montrer qu'en littérature, il n'y a pas de grandes ou de petites langues. Quand on parle de littérature, on doit penser respect et solidarité. Il est important que les cultures globales circulent dans toutes les langues du monde. En ce sens, travailler en wolof me paraît naturel. C'est aussi le rôle de la littérature d'aller vers l'audace, d'aller vers quelque chose qui s'apparente à une révolution.

Boubacar Boris Diop : En effet, c'est un effort d'internationalisation du wolof qui va crânement à la conquête du monde. Aussi, le wolof invite les langues minorées à suivre le même chemin. Depuis longtemps, je pense que la meilleure façon de dire, c'est de faire. Nous participons au développement de la langue wolof et suscitons des vocations.

Vous avez choisi de traduire L'Africain de Jean-Marie Gustave Le Clézio, Une si longue lettre de Mariama Bâ ou encore Une saison au Congo d'Aimé Césaire. Pourquoi ces ouvrages ?

Boubacar Boris Diop : Cela a été un travail d'équipe. Nous nous sommes d'abord concertés Laure et moi, puis Rodney est rapidement entré dans le jeu. Ces titres se sont imposés à nous. Une si longue lettre de Mariama Bâ est un classique. L'Africain de Le Clézio est un livre intime et très émouvant. Et que dire de leur portée universelle ? Il n'existe pas de texte plus actuel qu' Une saison au Congo de Césaire. C'est toute l'histoire des indépendances mort-nées, de l'emprise de plus en plus lâche, mais encore réelle, de l'Occident sur un certain monde.

Laure Leroy : Ces traductions permettent de mettre en exergue l'idée de partage autour d'incontournables de la littérature francophone traduits en wolof. Pour exemple, je ne pratique pas le wolof, mais ces livres sont des classiques que je connais très bien. L'Africain de JMG Le Clézio est un texte magnifique, un hommage au père de l'auteur, mais aussi au continent africain au cœur duquel il fait ses premiers pas. Au début, nous pensions surtout traduire des pièces de théâtre populaires et de grande qualité, de Brecht à Molière en passant par Goethe. Nous avons pensé à des auteurs de toutes langues. Nous ne voulions pas de textes trop volumineux. Nous avons également pensé à des livres pour enfants. Les connaissances littéraires en wolof sont moindres. Aussi, l'exercice de la traduction permet d'appréhender un autre univers à travers les mailles d'une nouvelle langue. Je tenais à ce que les livres jouissent de la même exigence graphique que les couvertures de Zulma.

Rodney Saint-Éloi : Ce sont des livres que nous avons tous lus. Aimé Césaire, au vu de son combat pour la négritude, est fondamental. Le Clézio, dans son discours de réception du prix Nobel de littérature en 2008, avait souligné l'importance des questions autour des langues nationales. Quant à Mariama Bâ, elle est incontournable vis-à-vis de la condition féminine en Afrique. Il est naturel que ces auteurs-là ouvrent la collection Céytu. D'ailleurs, c'est aussi un véritable apprentissage du wolof pour moi. J'apprends sur l'imaginaire de cette langue. C'est très nouveau pour moi.

Boubacar Boris Diop : Quand on traduit Césaire en wolof, on en vient à pouvoir en élargir la portée. Derrière ce texte, moult projets peuvent naître, comme sa mise en scène en wolof au Sénégal. Il y a donc un réenracinement de cette pièce dans une autre culture, une autre société. C'est un pas dans le sens de la revivification des langues africaines. Logiquement, en lisant ce texte en wolof, un jeune auteur ne devrait plus se poser la question de réussir à écrire en wolof ou pas.

Comment se dérouleront la diffusion et la distribution des livres de la collection ?

Laure Leroy : Les ouvrages de la collection Céytu seront diffusés dans les librairies françaises et francophones du monde par le biais de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) via la Sodis qui mettra en place la politique des prix adaptés à chaque territoire. Au Sénégal, les livres seront distribués dans les librairies " Athéna " et " Aux quatre vents " de Dakar. Si, en France, le prix des ouvrages devrait être compris entre 16 et 18 euros, nous souhaitons qu'il soit abordable au Sénégal. Aussi, chaque ouvrage devrait coûter 9,50 euros (la conversion en francs CFA sera assurée par la Sodis). Au Canada, le prix devrait avoisiner celui de la France avec un coût de 27 dollars canadiens (environ 17,70 euros).

Rodney Saint-Éloi : Notre travail consistera à faire circuler les ouvrages au Canada, aux États-Unis, soit un peu partout en Amérique du Nord, comme dans les universités. Aux États-Unis, j'en ai beaucoup parlé aux professeurs concernés qui n'ont pas du tout été étonnés par le lancement de la collection. C'est du côté de l'Europe que cela semble extraordinaire. Pour les Américains, c'est naturel que l'on traduise Aimé Césaire ou Mariama Bâ en wolof, car il s'agit d'une base de travail capitale. La question postcoloniale implique pour eux l'intégration des langues. Ce ne sont plus les langues des colonisés, mais des langues à part entière. Dans les universités américaines, le wolof n'est pas étudié comme une sous-langue. Il n'y a pas de réflexe colonial. Il s'agit de rappeler aux Africains que le wolof est une langue littéraire. Pour nous, il est important de montrer que la littérature ne vit pas qu'à travers le français, l'anglais ou l'allemand.

Boubacar Boris Diop : Ce que Zulma et Mémoire d'encrier apportent à la langue wolof est une possibilité de diffusion que nous n'avons pas sur le continent africain. La littérature en langue nationale existe au Sénégal, elle est importante et beaucoup plus puissante qu'on ne le croit, mais, malheureusement, sa diffusion est aléatoire et amatrice. Cette lacune pourra être comblée par Zulma et Mémoire d'encrier. Si je rentre dans n'importe quelle librairie, je pourrai demander un titre de la collection. S'il n'est pas en rayon, il sera possible de le commander. Les deux maisons d'édition ont l'impact économique pour le permettre. De surcroît, un livre en wolof pourra être commandé sur Amazon.

Vous cultivez également une longue amitié tous les trois...

Laure Leroy : Une longue et solide amitié... On apprend toujours de ce type d'expérience éditoriale. C'est passionnant. Avec Boris, nous avons toujours échangé sur toutes sortes de débats. Céytu est le fruit de l'un de ces échanges. Il ne s'agit pas de faire naître quelque chose d'encyclopédique ou de tendre à devenir des multinationales. Il s'agit sincèrement d'une synergie basée sur une confiance mutuelle qui donne envie d'élargir notre vision quant à un monde de plus en plus vaste. Une collection telle que Céytu apportera énormément à Zulma.

Rodney Saint-Éloi : C'est plus que de l'amitié. Il s'agit de fraternité sur le plan littéraire. En tant qu'écrivain, j'admire le travail de Boris, qui vient souvent au Québec. Son travail redéfinit la fonction de l'intellectuel et, pour reprendre un terme cher à Senghor, s'inscrit dans le " rendez-vous du donner et du recevoir ". Je pense qu'il tient à ce que les Sénégalais qui vivent ici ne soient pas coupés de leurs racines. Et cela ne passe pas seulement à travers le fait de manger un tiep bou dien. Cela passe également par la valorisation de la langue.

Boubacar Boris Diop : Nous avons toujours travaillé ensemble. Je suis auteur des éditions Zulma comme des éditions de Mémoire d'Encrier, en plus d'être ami avec Laure et Rodney. Il y a aussi un aspect auquel je m'intéresse peu dans cette aventure qui nous concerne tous les trois. Si un écrivain commence à écrire en se demandant s'il va être lu ou pas, il ferait mieux de ne pas s'y mettre. On écrit dans les ténèbres et s'il y a une seule personne pour lire un livre, ce livre mérite d'être écrit et publié. Cela ne veut pas dire que les questions matérielles de diffusion, de distribution, ne comptent pas. C'est que cela ne concerne pas l'écrivain. Nous formons une bande d'amis, mais il y a une base économique et intellectuelle très forte. Nous savons que les choses ne seront pas faciles. Nous ne naviguons pas sur un océan de certitudes, mais, pour nous, c'est du solide.

* Le wolof est la langue la plus parlée au Sénégal.



Source : Le Point Afrique


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