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Europe, Afrique, Etats-Unis, la vague « nappy » prolonge le mouvement Black is Beautiful né dans les années 1960. «Nappy », le mot claque – il devient un terme de ralliement pour des femmes noires en France, en Afrique comme aux Etats-Unis. Nappy signifie «?crépu?», mais il a été détourné en contraction de «?natural and happy?» – naturel et heureux. Pourquoi «?naturel?»??? Ces femmes revendiquent leurs cheveux d’origine, elles ne les défrisent pas, ne les tissent pas avec des cheveux lisses pour ressembler aux Occidentales. Pour elles, le crépu, si longtemps déconsidéré, est magnifique. Elles en sont «?fières?», comme le dit la jeune Océane Lebubura. Agée de 18 ans, étudiante en ressources humaines, Océane portait une magnifique coiffure afro acajou quand elle a été couronnée Miss Nappy Paris2015, le 28 novembre 2014. Le jury de cette première édition réunissait des personnalités antillaises et africaines qui participent au courant nappy?: le top-modèle Chrystèle Saint Louis Augustin, la chanteuse Princess Erika, l’ambassadrice de la maison Guerlain Esther Kamatari, le leader du groupe Kassav Jacob Desvarieux. Le phénomène s’amplifie depuis cinq ans en Europe, en Afrique et dans les Caraïbes. En France, les blogs, les tumblr, les pages Facebook nappies se comptent par dizaines?:Nappy Girl, Nappy is Beautiful, Nappy Crepue Hair, Boucles d’ébène, Brownskin, So & So, etc. Cela va du site engagé Nappy Party («?Aimer sa chevelure crépue est un acte militant?») au magazine de modeFashizblack et à la page de conseils capillaires en ligne de la Natural Hair Academy. Des événements nappies se multiplient dans toutes les grandes villes, imposants comme la première édition du festival AfricaParis (du 12 au 15 février, au Carreau du Temple, à Paris), ou locaux, sous la forme d’ateliers de coiffure pour cheveu africain. A L’ÉPOQUE, LE PEIGNE «?AFRO?» TERMINÉ PAR UN POING NOIR ÉTAIT DEVENU LE SYMBOLE DE CETTE AFFIRMATION Aux Etats-Unis, de nombreuses stars afro-américaines s’affichent nappy?: l’animatrice Oprah Winfrey, la chanteuse Alicia Keys, Raven-Symone, du «?Cosby Show?», l’ancien mannequin Tyra Banks, la chanteuse Solange Knowles (sœur de Beyoncé). «?Pour ces Noires américaines, comme pour notre jury, assure Valérie Bonnefons, l’organisatrice de Miss Nappy, il est important de rendrehommage à la beauté naturelle des Noires et à leurs incroyables cheveux. Un tel défilé, j’espère, les encouragera à assumer leur corps.?» Ce mouvement constitue le prolongement contemporain du courant Black is Beautiful, lancé en 1962 depuis Harlem. A l’époque, le peigne «?afro?» terminé par un poing noir était devenu le symbole de cette affirmation. A la fin des années 1960, une femme incarne la révolte esthétique et politique des Afro-Américains, la philosophe Angela Davis. Elle milite pour les droits civiques et porte des cheveux crépus bouffants – la coupe afro. Ces années-là, un vaste mouvement en faveur de la réhabilitation de la culture africaine et afro-américaine se développe aux Etats-Unis, tandis que l’Afrique se décolonialise et que le reggae et les rastas en dreadlocks prospèrent dans les Caraïbes. Des stars de la musique soul et disco conservent leurs cheveux frisés Les années 1970 le perpétuent avec les films de la Blaxploitation et ses vedettes noires qui affichent un look afro et une frime bien à eux – dans Foxy Brown (1974), l’actrice Pam Grier cache un revolver dans son afro. Des stars de la musique soul et disco, Aretha Franklin, Diana Ross, Donna Summer, Boney M conservent leurs cheveux frisés. L’écrivaine Toni Morrison, dont les dreadlocks sont célèbres, publie L’Œil le plus bleu (1970)?: deux petites filles noires s’opposent?; l’une déteste les poupées blondes, l’autre rêve d’avoir les yeux bleus. Depuis, l’apparition d’une nouvelle bourgeoisie afro-américaine intégrée a désamorcé en partie la quête identitaire noire. Cette population qui se veut «?post-raciale?», pour reprendre l’expression du réalisateur américain Mario Van Peebles, a trouvé un symbole dans l’élection à la présidence de Barack Obama. Pourtant, le mouvement Black is Beautiful n’a jamais vraiment disparu.L’acteur Lucien Jean-Baptiste, présent au défilé des Miss Nappy, a déclaré qu’il voyait dans ce mouvement «?une forme de combat pour que la femme noire et l’homme noir prennent leur place dans notre société, mais de façon noble et positive?». Les femmes noires au naturel sont dépréciées aussi… par elles-mêmes La plupart des Noirs «?naturels et heureux?» trouvent plus difficilement du travailen France notamment parce que leur coiffure est encore perçue comme «?négligée?», affirme Valérie Bonnefons. Par ailleurs, au cinéma, au théâtre, les rôles sont rares pour les Noirs, comme nous le dit l’actrice Aïssa Maïga, qui parle d’un «?déficit de représentation?». Dans la mode ou à la télévision, les places sont aussi comptées. A ces difficultés d’acceptation des Noirs par les sociétés occidentales, il faut ajouter un problème douloureux et compliqué, que dénoncent les nappies?: les femmes noires au naturel sont dépréciées aussi… par elles-mêmes. Des enquêtes de santé réalisées non seulement en Europe mais aussi en Afrique et dans les Caraïbes montrent qu’elles utilisent massivement des produits dangereux pour se lisser les cheveux, les défriser à chaud, à froid (à la soude) ou se faire des tissages très serrés. Des traitements agressifs qui provoquent des brûlures, des alopécies. Ajoutons que, souvent, ces femmes se blanchissent la peau avec des produits chimiques agressifs, dont certains sont interdits en Europe?: eau oxygénée, eau de Javel, dermocorticoïdes, dérivés mercuriels, hydroquinone. D’après l’Association internationale d’information sur la dépigmentation artificielle, 60?% des femmes en emploient à Dakar, au Sénégal. Une forme violente de monoculturalisme «?Avec le mouvement nappy, l’histoire et la politique rencontrent l’esthétique et l’intime, on découvre combien elles se mêlent, jusqu’à altérer l’image du propre corps des Noirs?!?», se désole Eva Doumbia, metteuse en scène franco-ivoirienne, qui présente sa pièce Afropéennes à AfricaParis. En 2012, sa troupe a monté le spectacle Moi et mon cheveu. Cabaret capillaire, aux Bernardines, à Marseille. Dix actrices, danseuses et chanteuses y racontaient l’histoire des coiffures des Africains. En préparant la pièce, pour les inspirer, elle leur faisait lire des passages de Peau noire cheveu crépu, l’histoire d’une aliénation (Jasor, 2005), livre de la sociologue martiniquaise Juliette Sméralda. Cette dernière s’est aussi intéressée à l’hygiène des Africains réduits en esclavage?: «?Ils vivaient dans des conditions déplorables?; ils n’avaient plus de peigne, plus de produits de beauté et d’entretien. Les femmes cachaient leurs cheveux dans des mouchoirs ou dans les vieux bas de leur maîtresse. Elles utilisaient de la graisse d’essieu pour les assouplir. Toute l’esthétique africaine du corps a été presque perdue.?» En même temps, les maîtres trouvent les cheveux des Noirs, mais aussi leurs traits, leurs formes physiques laides, animales, exacerbées (même si certains les désirent en secret ou les violent). Ils parlent de leur «?tignasse?», de la «?mousse?», de la «?laine?», du «?crin?» qu’ils ont sur la tête. Ils exigent qu’on cache leurs cheveux, qu’on les grime. «?Un drame culturel a eu lieu, explique Juliette Sméralda. On a mis des gants blancs aux Noirs, on leur a aplati les cheveux, les femmes ont mis des perruques puis se sont défrisées.L’Occident les a reniés physiquement, pour les assimiler aux canons de la beauté blanche.?» Une forme violente de monoculturalisme. «?Les processus d’identification?» Comment expliquer que les Noirs américains et les colonisés aient intégré cette violence, jusqu’à vouloir blanchir leur peau et se lisser les cheveux après l’abolition de l’esclavage et la décolonisation?? Depuis les années 1950, beaucoup d’auteurs, aux Etats-Unis, en Afrique, en Europe ont cherché à comprendre. Parmi les plus connus, Frantz Fanon, Martiniquais, psychologue engagé, décrit dans Peau noire masques blancs (1952) «?les processus d’identification?» par lesquels les jeunes Antillais, déculturés par l’esclavage, éduqués par leurs maîtres, «?finissent par adopter la culture et l’esthétique des Blancs?». Il parle d’un « arsenal complexuel?» hérité. Dans Portrait du colonisé, précédé de Portrait du colonisateur (1957), l’écrivain franco-tunisien Albert Memmi avance que la domination des colonies a été rendue possible par «?l’acceptation des valeurs?» du colon par le colonisé, «?amené à se conformer au miroir qu’on lui tend?» –?et il donne en exemple les femmes noires qui « désespèrent de défriser?». Juliette Sméralda, de son côté, interroge «?la liberté formelle?» que prétendent défendre les Noires qui blanchissent aujourd’hui leur peau, disant le faire par goût et en conscience : «?Elles disent agir par choix individuel, et certaines vont jusqu’à parler du “terrorisme intellectuel” des nappies. Mais elles ne peuvent éviter de réfléchir à l’asymétrie complète des relations inaugurées entre les Blancs et les Noirs. Elles ne peuvent renier cette histoire collective.?» « LES NAPPIES D’AUJOURD’HUI NE VEULENT PLUS S’ABÎMER LES CHEVEUX, S’ÉRODER LA PEAU, SE RENIER » Qu’en dit-on dans les lieux fréquentés par les nappies?? «?Si la posture militante des années 1970 n’est plus aussi affirmée, explique Aïssata Tounkara, fondatrice de So & So, un salon parisien consacré à la «?beauté naturelle?» des Afro-Antillais, les nappies d’aujourd’hui manifestent toujours une fierté d’être noires, la volonté d’être acceptées comme elles sont. Mais, surtout, elles ne veulent plus s’abîmer les cheveux, s’éroder la peau, se renier ; elles adoptent une attitude que je dirais “bio”, respectueuse de leur corps.?» Ajoutons que, grâce aux blogs et aux ateliers de coiffure, les nappies expérimentent toutes les manières d’arranger leurs cheveux : elles se font des «?vanilles?», des «?tortilles?», des tresses, des nattes, des «?twists?», des «?locks?». «?Elles retrouvent tout le patrimoine perdu des coiffures africaines traditionnelles, que les coiffeurs adaptent, modernisent?», explique Aïssata Tounkara. Aujourd’hui, les créateurs nappies redécouvrent cette esthétique, comme Sephora Joannes et ses «?sculptures capillaires?» inspirées par les Peuls et les Masai, ou l’artisan coiffeur Taj, parisien lauréat du Black Beauty Sensational Hair Awards 2011 de Londres. «?Etre afropéen, c’est posséder une identité mouvante » Le festival AfricaParis présentera la scène nappy française?: des créateurs de mode, des expositions, des conférences de la journaliste Rokhaya Diallo, Juliette Sméralda et l’écrivaine Léonora Miano. Cette dernière développera un de ses thèmes favoris, «?la perspective afropéenne?», sur laquelle Eva Doumbia, la créatrice du Cabaret capillaire, a monté une pièce. «?Etre afropéen, explique celle-ci, c’est posséder une identité mouvante, fluctuante. On revendique notre part africaine, tout en vivant ici, baignés dans la culture française.?» La plupart de ceux qui se disent afropéens «?sont bien souvent nappies?»,affirme Eva Doumbia. Ils conservent des attaches africaines sans être des militants identitaires. «?Ils habitent la frontière?», dit Léonora Miano avant d’ajouter?: «?Nous avons le privilège rare de pouvoir choisir le meilleur de chaque culture. Qu’on y songe un peu. Les Européens n’ont pas cette possibilité. Pour eux, qui ont cru dominer éternellement le monde, la multi-appartenance est vécue comme une perte de repères.?
Source : www.lemonde.fr/societe/article/2015/02/05/crepues-et-fieres-de-l-etre_4570832_3224.html
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